mercredi 28 avril 2010

Histoire de chaises


Le lundi de Pâques, je vous ai brièvement mentionné que je venais de marchander une douzaine de chaises. J'y reviens aujourd'hui, car la petite conversation que je vous rapporte à peu près verbatim constitue une belle tranche de notre vie quotidienne en Haïti.

Faut que je vous dise que ma réputation ici n'est plus à faire : on dit que je marchande plus serré que bien des Haïtiens. Je ne sais pas si c'est vrai, mais j'avoue y prendre un certain plaisir, surtout quand mon interlocuteur se prête au jeu. Car c'en est bien un, même si le résultat se traduit en argent sonnant.

Nous voici donc, le chauffeur et moi, le long du boulevard qui sert d'introduction aux Cayes et dont les abords fourmillent de marchands de tous genres. On cherche des chaises qui pourront être utilisées pour les visiteurs de l'hôpital, donc assez solides pour supporter un usage abusif, disons-le sans mentir. Nous avions déjà remarqué ces chaises, dont le cadre en métal et le plastique rigide nous inspiraient confiance. Sœur Félicité, notre responsable des achats, avait même parlé avec le marchand qui lui avait fait un prix pour le lot de 12. Mais c'était nettement trop cher. Me voici donc avec Onès (mon chauffeur et ami), pour voir si on peut obtenir un meilleur prix que celui demandé initialement. Comme je suis à inspecter les chaises, le marchand se pointe. Je lui tends la main et le salue.

  -Bonjour patron! Kijan ou ye?
  -Bonjour Blanc! Pa pi mal!  (Je vous donne la version française, bien sûr) Alors? Tu veux acheter des chaises?
  -Oui, mais je veux tout le lot. Alors faut que tu me fasses un bon prix. C'est combien l'unité?
  -150 dollars (on parle bien sûr de dollars haïtiens, une pure convention qui équivaut à 5 gourdes, donc près de 20 $).
  -Bon, très bien. Mais si je prends les douze, tu me fais le lot à combien?
  -1,800 dollars.
  -Ah monchè! C'est une blague que tu fais là, oui? Ce n'est pas un prix ça! Si tu vends tout ton lot d'un seul coup, c'est à ton avantage, alors il faut me faire un bon prix!
  -Dis-moi combien tu veux donner.
  -Je t'offre 1,000 dollars pour le lot. (C'est ce que la sœur lui avait offert, mais il avait refusé carrément)
  -Ah! non. C'est pas possible. Ce sont de bonnes chaises. C'est pas cher...
  -Oui mais regarde ici : cette chaise est rouillée et il faudra la repeindre, et celle-là, il lui manque une vis pour tenir le siège en place. Tout ça, ce sont des frais pour nous. Je ne peux pas payer pour tes chaises et payer ensuite pour les réparer! (Je vois Onès qui rit sous cape...)
  -Bon je te fais un prix d'ami: 1,500 dollars pour les douze.
  -Ah! Monchè! Ou tiye-m! («Mon cher, tu me tues!» On dit souvent ça au marchand dont on veut le produit, même si le prix n'est pas si excessif)
  (Le gros homme bourru rit. On est sur la bonne voie.)
  -Bon, je te fais mon meilleur prix à 1,400 dollars, et c'est mon dernier prix.
  -C'est trop cher! Écoute parce que je suis bon prince, je t'offre 1,200 dollars et on fait l'affaire.
  -Bon. Allez, donne-moi 1,300 et c'est fini.
(Je soupire bien ostensiblement)
  -Bon. D'accord. 1,300 dollars. Mais c'est toi qui fais la bonne affaire!

Sourire béat du marchand. Poignée de main  pour sceller la négociation. Il sait en effet qu'il fait une bonne affaire. Je lui remets 1,400 dollars, il s'éloigne pour aller chercher la monnaie, ce qui prendra un gros cinq minutes. Onès, qui s'est tenu à l'écart de la négociation, se tape littéralement sur les cuisses. «Toi, me dit-il, tu es plus Haïtien que les Haïtiens.» Ce que je prends pour un compliment. Le fait est que de 1,800 à 1,300, je pense avoir fait une assez bonne affaire. Le marchand retourne, me rend le billet de 500 gourdes qu'il me doit (et que tout le monde désigne comme un billet de 100 dollars), nouvelles poignées de main bien pompées et nous voilà partis. Et avouez qu'elles sont belles, nos chaises!

Maintenant dites-moi, vous qui êtes intelligents : pourquoi n'est-ce pas la même chose quand vient l'heure de négocier le renouvellement de notre contrat de travail?

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