jeudi 29 mai 2008

La nouvelle génératrice



Sujet terne, vous allez me dire. Terre-à-terre, matérialiste, fade et insignifiant. En quoi vous êtes dans l’erreur. Le sujet, en soi, est certainement matériel : la nouvelle génératrice n’est rien d’autre qu’un gros moteur à combustion interne—6 cylindres en ligne, pour ceux que ça intéresse, couplé à un générateur et capable de nous fournir 120 kW/h et qui coûte la bagatelle de $25,000 US. Elle consomme une part respectable de carburant, fait un bruit d’enfer et n’a rien de bien esthétique, il faut bien le reconnaître. Et pourtant, dans ce pays, la génératrice est reine : pas une seule organisation ne peut s’en passer, et même les particuliers, pour peu que leurs moyens financiers le permettent, n’hésiteront pas à s’en procurer une. C’est que l’électricité, que l’on considère comme partie du décor moderne dans nos sociétés, est ici distribuée bien parcimonieusement, et de façon plutôt instable. Or le courant, comme partout ailleurs, est source d’énergie pour bien des appareils, notamment dans le secteur médical. Comment dès lors peut-on opérer un hôpital sans électricité? Comment opérer un malade sans électricité? Il faut du courant.

Normalement, l’électricité fait partie de ces services dits publics fournis par l’État moyennant paiement de la part de l’usager. Mais ici, tout le monde pirate son installation électrique, la production d’électricité coûte une fortune, de sorte que la compagnie nationale d’électricité, l’EDH (pour Électricité D’Haïti), reste déficitaire malgré l’aide qu’elle reçoit et les efforts mis pour stabiliser la production d’électricité. Il faut donc viser sa propre autonomie. D’où la génératrice. « Pourquoi pas des panneaux solaires couplés à des batteries? » me diront les partisans de l’énergie douce. Pour l’avoir expérimenté, je répondrai que la faiblesse du système solaire est justement sa faiblesse, en d’autres mots, son manque de force pour produire le courant dont nous avons besoin. Bien sûr, on peut toujours multiplier les cellules photovoltaïques et les batteries et on arrivera sans doute à une production acceptable; cependant, le coût du système en deviendrait hautement prohibitif par rapport à une génératrice.

Donc la génératrice fournit le courant quand l’EDH ne le fait pas. Simple, n’est-ce pas?

Simple, mais hautement représentatif de la situation qui prévaut dans le pays où rien n’est acquis, où tout s’obtient à l’arraché. Comment dès lors ne pas comprendre toute la difficulté pour les petites gens de vivre en ce pays? La misère n’est pas seulement économique, elle est aussi sociale : ici, il faut se battre pour tout, pour manger ou pour un peu d’électricité qui se traduira par une petite lumière et une radio.

Quant à nous, notre nouvelle génératrice nous procure tout le courant nécessaire au bon fonctionnement de l’hôpital et de ses dépendances, sans souci de ce que l’Électricité nationale peut fournir. Mais les factures astronomiques de carburant nous rappellent que cette commodité a un prix, et pas négligeable…

Y’a-t-il vraiment quelque chose de facile dans ce pays?

lundi 26 mai 2008

La vie chère



Ma douce compagne, dont le côté terre-à-terre tranche franchement avec le mien, plus éthéré, me faisait naguère la remarque que je n’avais pas suffisamment parlé des difficultés majeures des gens du peuple à joindre les deux bouts. Je croyais que si, mais en relisant en diagonale (car qui aurait envie d’une lecture méthodique) mes textes précédents, j’ai dû admettre que j’avais effleuré la question, certes, mais n’avais sans doute pas accordé au sujet toute la place qui lui revient. Car la vie au sud comporte, du moins dans ce pays, une bonne dose de pauvreté qui nous interpelle au quotidien. Ce sont les mendiants ou les handicapés près de l’épicerie ou, pire encore, les non-mendiants qui sont plus mal en point que leurs condisciples mais dont la fierté ou la bonne éducation empêchent de quémander; ce sont les patients qui viennent à l’hôpital et qui comptent leurs sous pour arriver à payer les frais exigés; ce sont des malades qui refusent les soins requis parce qu’ils n’auront pas l’argent pour payer le transport public jusqu’à leur village... Le malheur est partout. Certes, on s’y habitue. Jusqu’à un certain point. C’est un mécanisme de survie, sinon on ne peut rester dans ce pays. Car le malheur se voit, mais ne fait pas pour autant l’objet de complaintes répétées : le malheur ici, fait partie intégrante de la vie. On s’y résigne, comme je l’ai déjà mentionné antérieurement.

Mais il n’en reste pas moins une réalité qui, lorsqu’on s’y arrête un peu, fait mal à voir et encore plus, mal à vivre. Comment, en effet, peut-on vivre, quand on a une famille à supporter et que tout coûte les yeux de la tête? Ce ne sont pas seulement les denrées de base qui sont chères, mais aussi tout le reste; or, dans ce pays, il faut aussi payer pour tout le reste : l’école et les soins de santé, entre autres, qu’on tient pour acquis dans notre pays d’origine, représentent ici des dépenses de taille, au point où les gens s’abstiennent souvent de se faire soigner pour raison de manque d’argent. Ainsi ce matin, notre petite bonne avait la mine triste. Quand je lui ai demandé ce qu’elle avait, elle m’a répondu que son mal de dents la faisait de plus en plus souffrir, qu’elle voudrait bien aller chez le dentiste, mais qu’elle n’avait pas l’argent pour ce faire. Je l’ai dépannée, bien entendu, mais combien d’autres sont dans cette situation? Ici, à l’hôpital, il est de pratique quotidienne de devoir exonérer des malades qui n’ont pas les moyens de défrayer les coûts pourtant bas des interventions. Et les gens pauvres, les vrais, sont trop fiers pour demander la charité. Ils s’en vont, miséreux, le dos voûté et le regard triste, malades et condamnés à le rester par manque d’argent… Des fois, il faut vraiment interpréter un regard, analyser un soupir et aller à l’essentiel; et alors, le plus délicatement et le plus discrètement possible, on dispense ces pauvres gens de payer.

On dit que l’argent mène le monde. Cela est vrai aussi en Haïti, où les démunis souffrent encore plus qu’ailleurs de son absence et de ce qu’il permet d’acheter. Où est la solution? Y a-t-il seulement une solution? Peter Singer, philosophe américain bien connu, suggérait aux Américains de se départir du tiers de leur salaire au profit des pauvres. D’après ses calculs, si cela était fait, il n’y aurait plus de pauvres… C’est sûrement comme ça qu’ils font, en Utopie…

Dites-moi, y a-t-il des palmiers, en Utopie???

jeudi 15 mai 2008

Enfin de retour!...


Long time no see, comme disent les autres, ceux dont la langue est différente… J’ai été occupé à fouetter d’autres chats qui m’ont fait négliger ce devoir que je me suis donné d’écrire quelques lignes de temps à autre. Bien sûr, le rythme du début s’épuise et à mon âge, on a vite le souffle court, alors faut me laisser récupérer! Mais les nombreux commentaires (devrais-je dire reproches?) reçus m’invitent à me remettre à la tâche et à vous pondre un petit quelque chose, ne serait-ce que pour vous arrêter de crier.

Nous sommes toujours là, au sud, et nous sommes toujours à tenter de gouverner un bateau dont la dérive est esquintée, ce qui ne rend pas la gouverne aisée, avouons-le. Tout de même, il flotte : fluctuat, nec mergitur. Reste à espérer qu’il continuera de voguer doucement sur la mer du temps, le petit navire… Je vous en reparle ultérieurement.

Avec mai, les manifestations d’avril sont choses du passé. Un passé pas loin, certes, mais passé tout de même. Cependant, rien n’est réglé pour autant et c’est à se demander à quoi le brouhaha du mois dernier aura servi. Ou à qui. Car il faut bien que, quelque part, quelqu’un en ait tiré parti… Mais on ignore qui. Ce qui tend à confirmer d’autant la thèse des barons de la drogue, lésés dans leur pratique commerciale illicite et qui voulaient donner une leçon… Le saura-t-on jamais? J’en doute. Pour l’heure, les gens sont toujours victimes d’une flambée des prix qui fait mal, même à notre vénérable institution. Hier encore, nous avons acheté du carburant pour la génératrice : $3,984 US. Vous me direz que la quantité fait toute la différence, et c’est vrai, mais il n’empêche pas moins que le prix à la pompe a monté scandaleusement au cours des dernières semaines. Sans qu’il y ait de manifestation pour autant, parce que, bon, le carburant, ce n’est pas comme la nourriture et bien que ce soit essentiel, ça ne l’est pas au même titre que le riz, par exemple.

Tout ça pour dire que les mystères d’Haïti restent entiers. Qu’est-ce qui fait que le pays entre subitement en éruption alors que rien ne le laissait présager? Qu’est-ce qui fait que le calme revient alors que rien n’a vraiment changé? Pays étranger, pays étrange… Mais l’on doit tout de même apprécier l’après-tempête et le répit qu’il nous donne.

Et c’est ainsi que la chaleur sociale a fait place à la chaleur climatique : le soleil commence à taper dur, dans ce pays qui n’en est pas avare… On cherche l’ombre ou la fraîcheur bien relative, pour ne pas dire illusoire, d’un ventilateur. Quant à la climatisation, elle tempère une pièce, certes, mais au détriment de la qualité de l’air qu’on y respire. Évidemment, à choisir entre deux maux, on choisit le moindre, et la chaleur excessive n’est pas toujours compatible avec le travail minutieux, parlez-en aux chirurgiens… Donc, on climatise, mais c’est un palliatif : le climat nordique seul en est le remède. Mais qui voudrait de ce remède amer?

samedi 3 mai 2008

Le sabbat




Y’a-t-il des jours où il ne se passe rien, où on n’a rien à dire? Oui et non. Oui à la première question, non à la seconde. Car pour trouver quelque chose à dire, y’a qu’à s’arrêter et le déclic se fait.

Ainsi, en ce moment, c’est l’office des adventistes, dont l’église ou ce qui en tient lieu, est juste à côté de notre maison. Vous ne les connaissez pas ceux-là. Ils font partie de l’une (parmi tant d’autres) de ces églises chrétiennes protestantes qui contestent l’un ou l’autre dogme du catholicisme et qui, pour demeurer fidèles à leurs principes, ont dû rompre avec la tradition catholique. Comme je le dis, la rigidité catholique a évidemment donné naissance à plusieurs modèles parallèles, pas mauvais en soi—en autant que l’on soit féru de religion, s’entend—mais pas nécessairement meilleurs ni pires. Les adventistes, par exemple, croient à la seconde venue de Jésus (ils attendent toujours bien patiemment) et considèrent le samedi comme le septième jour de la semaine et donc celui qu’il convient de célébrer religieusement: c'est le sabbat. Pour nous, cela signifie des prestations vocales épouvantables de fausseté, le tout amplifié à haut régime avec un taux de distorsion à faire frémir. Heureusement, ça commence vers 8h30 le matin et ça ne dure que quatre heures, si bien qu’on peut parfois manger dans la paix revenue. Quelquefois, pour des raisons qu’on ne connaît pas—peut-être un sermon plus long—, l’office se poursuit plus avant, et alors, c’est notre heure de sieste qui en prend un coup. Alors on se résigne...

Mais ce n’est pas le pire. Le pire, nous l’avons vécu l’année dernière, en juillet, alors que cette bande de joyeux lurons a entrepris une «croisade» pour récolter des fonds pour la construction de l’église. Pendant près d’un mois, nous nous sommes fait casser les oreilles par des prêcheurs qui, ayant bien appris leur leçon de ces preachers américains qui déferlent à la télévision, nous faisaient une animation du diable et c’est bien le cas de le dire. Il n’y avait rien à faire : on ne pouvait même pas écouter un film, même à tue-tête, tellement leur vacarme était assourdissant. À court de solution, nous avons finalement cherché le salut du seul côté où nous pouvions le trouver : la fuite. Fort heureusement, la maison de Gelée, à tout juste 10 minutes en voiture, nous a permis de relaxer un peu après le travail. La chose a duré comme ça près d’un mois, c’est vous dire…

Mais il faut comprendre tout l’intérêt de ces manifestations religieuses. D’abord, les gens aiment ça. Dinante, notre cuisinière, y assiste religieusement—c’est le cas de le dire—et pourtant, n’a pas d’allégeance adventiste, mais elle aime ça, tout simplement. Ensuite, la religion, «l’opium du peuple», comme disait l’autre (Marx? Malraux?...) engourdit bien, engendre rapidement le sentiment de douce quiétude et de fausse sécurité qui, pour un peuple condamné à lutter sans cesse, marque un répit toujours bienvenu. Enfin, la fréquentation religieuse ne coûte rien, ou enfin pas grand-chose et si c’est tout le loisir qu’on peut s’offrir, pourquoi pas? Tout cela fait que nos voisins, les adventistes, ont toujours une clientèle assidue de fidèles. On peut dire que leur clients sont fidèles, tiens…

Et nous, contraints d’en subir les effets néfastes, que faisons-nous? Rien, nous tolérons. Car dans ce pays, tout est question de tolérance…

jeudi 1 mai 2008

Premier mai



Aujourd’hui, c’est congé. La fête du Travail, la vraie, l’internationale, on peut difficilement passer à côté, pas vrai? Alors l’hôpital ferme boutique en l’honneur de cette journée et, pour nous, bien que nous ayons passablement à faire—fin d’avril oblige—il nous sied tout à fait de célébrer le travail justement en s’abstenant d’en faire.

Il faut dire que nous sommes, depuis peu, de retour à la vie normale, ou à ce qui en tient lieu ici. Bien sûr, il y a encore de l’agitation dans l’air et lundi dernier encore, on nous a fait un peu peur avec des tentatives—maîtrisées avant qu’elles réussissent—de remettre ça; mais dans l’ensemble le calme se maintient. La chaleur augmente de jour en jour, semble-t-il, et avec elle viendra la pluie—bientôt, tout le monde l’espère. Car la pluie, non seulement fait pousser les fruits et les légumes, mais également, par sa violence parfois, change le mal de place, si je puis dire. En outre, si les manifestations se sont éteintes, les kidnappings eux, reprennent… Comme quoi il n’y a rien de parfait sous le chaud soleil haïtien… Avant-hier encore, on parlait d’un chargé de mission français, enlevé brutalement à Pétionville en plein jour. On a su qu’il était noir et peut-être cela a-t-il joué en sa défaveur, mais noir ou non, c’est un Français et ça, c’est une nouveauté, puisque habituellement, les ravisseurs ne s’en prennent pas aux étrangers. Est-ce la nouvelle tendance? Comment le savoir? Les modes ici passent vite…

Mais pour nous, aux Cayes, la vie est redevenue tranquille. Même la visite est partie… Mais bon, toutes les bonnes choses ont une fin—les mauvaises aussi, incidemment—et la vie continue.

Donc, si l’épisode violent que nous avons connu au début du mois dernier est vraiment derrière (ce que personne n’ose affirmer) nous allons avoir un mois de mai bien différent. Le travail, puisqu’on le célèbre aujourd’hui, y sera bien représenté, surtout avec la visite prévue du grand patron et le départ prévu de notre chère Sœur Évelyne, ce qui veut dire pour nous les bouchées doubles. Mais il semble que j’aie une réputation (surfaite bien sûr) de grande gueule, alors les bouchées doubles, tu parles…

Il n’empêche que l’efficacité au travail réduit d’autant le temps de travail, donc augmente proportionnellement le temps de non-travail (et je ne veux pas dire «loisir», une création issue de notre société moderne). En d’autres termes, la paresse conduit à l’efficacité, laquelle débouche sur le temps libre, lequel permet la paresse. Joli, non? À propos, L’Éloge de la Paresse, de Jacques Leclerq, vous connaissez? Un court ouvrage (titre oblige), mais fort intéressant et que je ne saurais trop recommander à tous ceux, toutes celles qui oublient que le travail, c’est bien et c’est bien nécessaire, mais bon, faut quand même pas exagérer…

Je vous laisse réfléchir sur cette belle phrase de Marx :

«Le travail lui-même est nuisible et funeste non seulement dans les conditions présentes, mais en général, dans la mesure où son but est le simple accroissement de la richesse.» (Manuscrits de 1844, Karl Marx, éd. Flammarion, 1996, 1844, p. 62)