samedi 6 octobre 2012

Le renard et le corbeau


Ceux et celles qui me lisent régulièrement savent le genre de services que nous offrons à la population. Services spécialisés en ophtalmologie et en ORL, services qui pourraient coûter une petite fortune (en fait, nous savons pertinemment que nos frais sont environ dix fois moindres que ceux demandés par les cliniques privées de Port-au-Prince), services souvent simplement introuvables. C'est donc dire que les patients viennent de partout dans le pays pour obtenir ces soins et souvent, n'ont pas les moyens de les payer. Notre politique est d'exonérer les pauvres et les indigents, mais chaque cas doit être analysé (l'affaire de quelques minutes) afin de s'assurer qu'on a bien affaire à un «vrai» pauvre car plusieurs cherchent à nous fourvoyer...

Hier, je reçois un appel d'une dame, une Américaine sans doute, qui se trouve dans une autre ville et se dit désireuse de payer pour l'un de nos patients qu'elle a pris sous sa charge. Elle me dit qu'elle a déjà envoyé de l'argent au jeune homme en question, mais que, à ce qu'il paraît, cela ne suffit pas et elle insiste pour en transférer davantage via les systèmes de transferts habituels. Comme je n'ai pas le dossier du patient sous les yeux, je ne peux ni confirmer ni infirmer ses dires et j'accepte donc qu'elle me fasse parvenir une somme capable de couvrir les frais éventuels de son protégé. On se quitte là-dessus et je me fais apporter le dossier du patient. L'ensemble de ses frais se monte à $20. Or, le jeune homme a déjà reçu $200 et la dame m'a avoué qu'elle me faisait parvenir $100 supplémentaires pour couvrir les autres frais! Je vérifie, trois fois plutôt qu'une : il n'y a pas d'erreur, le monsieur n'a pas subi d'opération et son traitement n'a pas nécessité de médicaments coûteux, si bien que la facture totale est juste. Où est passé le reste de l'argent? Bondye konnen, comme on dit... Mais avouons que ça sent l'arnaque à plein nez...

Ayant à nouveau la dame au bout du fil, je lui explique la chose, à savoir que le transfert qu'elle assumait nécessaire ne l'est pas du tout et qu'elle peut garder son argent. Je croyais qu'elle serait heureuse de ce dénouement, mais la voilà qui insiste : «Mon protégé m'a dit qu'il avait subi une opération qui avait coûté $200», clame-t-elle. Ce à quoi je lui réponds, bien poliment mais non sans un brin de malice, qu'elle s'est fait avoir, tout simplement, ce qui n'a rien de surprenant dans cette joute entre l'ingéniosité haïtienne et l'innocence blanche. La voilà offusquée maintenant, et je sens bien qu'elle ne me croit pas, mais alors pas du tout. Comment son protégé, à qui elle distribue l'argent comme des cartes à jouer, pourrait-il la tromper? Impossible! Donc, c'est moi qui lui mens, c'est évident. Or, elle a déjà fait le transfert et il lui faudra maintenant l'annuler pour récupérer son argent, ce qui semble l'agacer au plus haut point. Et c'est alors qu'elle me demande, le plus sérieusement du monde, de donner $100 au monsieur et que je me rembourse à même la somme qu'elle vient tout juste de transférer à mon intention! Entêtée, dites-vous? Nous sommes d'accord. Vous devinez ma réponse : la chose est tout à fait hors de question! Son protégé étant impliqué dans une entreprise visant à plumer la dame de quelques centaines de dollars, je ne m'en ferai certainement pas le complice, même avec la bénédiction de la dame...!

Il n'empêche que cette naïveté n'est pas rare. Les Blancs viennent en Haïti avec l'idée d'aider le peuple et quoi de plus simple et de plus direct que de mettre la main dans sa poche pour ce faire? Quelques dollars éparpillés ici et là donnent bonne conscience au Blanc bien nanti et lui donnent l'occasion de pouvoir dire à ses proches, lorsqu'il rentre chez lui, qu'il «aide» les Haïtiens. Cela est bien illusoire. Et souvent contre-productif. Pour nous qui avons depuis de nombreuses années perdu cette naïveté, aider est une tâche complexe qui n'a rien à voir avec le porte-monnaie et ce qu'il contient. Car il faut d'abord comprendre et ça, les amis, ce n'est pas toujours évident. Mais entre nous, nous savons que ce que nous faisons est correct; nous savons qu'il faut s'élever contre la fabulation et la corruption; nous savons que les pauvres, les vrais, restent dignes malgré leur pauvreté parfois atroce et nous savons que les aider, c'est d'abord les respecter. L'argent achète bien des choses, mais jamais le cœur des gens.

Ni la bêtise humaine, malheureusement... Et le renard le signale fort judicieusement au corbeau lorsqu'il lui dit que «Tout flatteur vit au dépens de celui qui l'écoute; cette leçon vaut bien un fromage sans doute.» Minimum, cher renard, minimum...

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