jeudi 21 juillet 2011

Ç'a pas de bon sens!


«Ç’a pas de bon sens!» Ma compagne, dans un geste d’impuissance qui m'est si familier, les bras tournés vers le ciel comme pour implorer son aide (laquelle serait la bienvenue), vient de remettre ça pour la énième fois et le répète encore pour être sûre que je comprends bien : «Ç’a pas de bon sens!...» Découragée. Déprimée. Décontenancée. Démotivée… Et tous les autres termes auxquels vous pensez. J’essaie de lui répondre : impossible, car elle est lancée dans une diatribe sur tout ce qui, selon elle, n’a pas de bon sens. Une parmi tant d’autres. Allez donc arrêter un cheval avec le mors aux dents… ou la locomotive d’un TGV… Pendant que j’assiste, impuissant, à cet épanchement de mauvais sang, ma douce amie fulmine. Je laisse l’orage se dissiper et lorsque je pense cette tempête terminée et que le calme est revenu, je tente une réflexion que je veux neutre. Erreur! Aux premiers mots que je prononce, elle repart : «Ç’a pas de bon sens!». Mais qu’est-ce donc qui n’a pas de bon sens comme ça?

En fait, il peut s’agir de n’importe quoi : les poubelles qui débordent, les toilettes bouchées, les ampoules brûlées, les dossiers mal classés; les employés fainéants, les patients ignorants, le personnel médical condescendant, moi; la léthargie, le laxisme, la nonchalance, l’indifférence, l’abus de pouvoir, la manipulation, l’inefficacité, le favoritisme, l’injustice, l’absurdité, la bureaucratie, la chaleur, l’humidité, la boue, l’absence de silence, les moustiques, les coquerelles, les fourmis; et moi… (Oui je sais je suis déjà dans la liste, mais je compte pour double.) Et ce n’est là qu’un faible échantillonnage de ce qui l’agace, l’irrite, la frustre et la choque et lui fait dire, comme elle seule sait le faire : «Ç’a aucun bon sens!»

Présentement, l’irritant majeur, c’est le matériel que nous attendons depuis longtemps et qui est toujours collé à la Douane de Port-au-Prince. J’ai beau lui expliquer que tout suit le processus habituel (lent et inefficace, je n’en disconviens), rien n’y fait, sa frustration de savoir que le matériel commandé depuis plusieurs mois est finalement arrivé et dort à la Douane sans que personne, semble-t-il, ne puisse le réveiller constitue une insulte à l’efficacité, à la logique, au gros bon sens. Elle n’a pas tort. Mais comme je l’ai déjà dit, il y a, pour moi, trois types de situations : celles que l’on ne peut pas régler : inutile de s’y casser les dents donc; celles que l’on peut régler mais qui demandent un investissement majeur pour des retombées mineures : à éviter à tout prix; enfin, celles que l’on peut régler moyennant un effort mineur et qui produisent un effet majeur : celles-là seules m’intéressent. Mais ma douce, elle, s’attaque à tout, mord à droite et à gauche et vient vite à bout de souffle…

Or, il faut bien le dire, rien n’est facile dans ce pays, et ce, pour des tas de raisons qui vont de l’incompétence d’employés qui occupent des postes clés à l’absence de matériel adéquat, sans oublier les catastrophes naturelles ou humaines, bien entendu… Si bien que s’échiner à vouloir tout résoudre, c’est aller vers l’échec, implacablement. Il faut savoir choisir ses batailles, comme je me tue à le répéter à ma charmante compagne; et ce n’est pas toujours un choix évident. Où mettre la priorité? Sur quelle base s’appuyer pour déterminer l’action à tenir? Comment compenser les moyens limités à notre disposition? Parfois, je le reconnais, on se sent tellement impuissant, face à l’ampleur de la tâche, qu’on a le goût de baisser les bras, de cesser le combat, de sombrer dans l’indifférence. Et puis, le sourire d’un enfant, la gratitude d’une vieille dame pour une chirurgie de cataracte qui lui redonne la vue, les rires des employés quand on fait quelques blagues, la fierté du mécanicien qui a fait une réparation impossible nous remettent en selle et nous font réaliser que, même si les choses n’ont pas de bon sens, elles en ont tout de même. Comme le disait l’un de mes amis médecin : "In Haiti, nothing works, but everything eventually works out." Que je traduis gauchement par : en Haïti, rien ne marche, mais tout finit par marcher. J’y trouve un certain réconfort. Mais pour mon ange de patience, c'est une autre affaire…

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