samedi 18 juin 2011

La bourrique égarée


La première fois qu'on l'a vue, elle était au beau milieu de la rue et n'avait pas trop l'air de savoir ce qu'elle y faisait. Les voitures passaient en klaxonnant et en la frôlant de près. Elle ne bougeait pratiquement pas, sans doute de peur d'aggraver une situation qui n'était déjà pas bien enviable. On a conclu qu'elle s'était sans doute échappée et que son maître viendrait immanquablement la récupérer dans un petit moment. Mais quelques jours plus tard, la voilà qui arpente toujours la rue, en face de l'entrée de notre hôpital, mais cette fois, elle boite et semble vraiment perdue. Je signale au gardien qu'il faut la faire entrer, d'une part pour ne pas qu'elle provoque d'accident et d'autre part pour qu'elle puisse s'alimenter à même notre abondant pâturage. Visiblement, la bête s'y plaît. Elle en brait de plaisir. Même que ce doit être la Saint Michel, car notre bourrique change visiblement de poil, qu'elle perd en grosses touffes hirsutes. On se demande d'ailleurs pourquoi la bête devrait changer de poil, puisque les saisons ici sont pratiquement toujours les mêmes. Mais passons. L'essentiel est que l'âne va mieux. Sauf qu'il claudique toujours et ça n'a pas l'air de lui faire grand bien. Qu'à cela ne tienne : nous ferons venir l'agronome/vétérinaire qui s'occupera fort bien de l'animal, lequel n'y trouve rien à redire. Voilà donc notre âne sur pied et refait, comme on dit en créole en parlant d'une personne en convalescence. Les gars l'ont pris de sympathie et s'occupent de lui : on lui donne régulièrement à boire et on le déplace fréquemment pour qu'il ait d'autres espaces à brouter, ce qui ne manque pas sur le terrain.

Tout cela s'est passé il y a presque deux mois. Je croyais bien qu'un jour, quelqu'un se présenterait pour revendiquer la propriété de la bête, mais non. L'âne est à nous, maintenant, de droit et de fait semble-t-il. Si bien qu'un de nos employés m'a dit que d'ici quelques semaines, on pourrait le vendre avec profit. Le vendre? Jamais! L'animal est inoffensif, ses besoins sont simples et faciles à combler et sa présence est apaisante. En outre, je sais que sa vie ailleurs serait certainement moins facile qu'ici : ici, c'est la carotte, mais ailleurs, c'est le bâton...

On dit «bête comme un âne», vous le savez. Eh bien moi je vous assure que notre bourrique, elle n'est pas si bête que ça. À preuve : elle me reconnaît! J'entends déjà vos sarcasmes : «T'es pas difficile à reconnaître!» «L'âne te trouve sans doute un air de famille...» «Qui se ressemble se rassemble», et autres quolibets aussi insignifiants que faciles qui me coulent sur le dos comme l'eau sur le canard proverbial. Car le fait demeure : la bourrique apprécie ma compagnie, s'approche quand je l'approche et vient se faire gratter le museau et les oreilles. Non, je ne lui ai pas appris à faire le beau (c'est un mâle, sur ça, aucun doute n'est permis) et n'ai pas l'intention de le faire, car il y tout de même des limites. Mais cette reconnaissance de la bête me va droit au cœur, comme si elle savait qu'elle me devait son statut désormais enviable. Comme quoi un beau geste ne passe pas toujours inaperçu...

Reste que jouer à l'ami des bêtes fait une grosse différence dans la perception de mes confrères haïtiens, pour qui une bête est une chose animée, sans plus. Voir qu'on peut établir une relation avec une bête et que la bête semble apprécier est une notion nouvelle, peu connue et peu fréquentée. Les chiens en sont un bon exemple. Je vous ai dit que notre chienne, celle qui nous a adoptés (et non le contraire), avait eu une première portée de 6 chiots vivants. Je pensais qu'on aurait de la difficulté à s'en défaire et qu'il faudrait sans doute se résoudre à les occire sans souffrance, mais j'avais tort : ils sont partis comme de petits pains chauds! Reste à espérer que ce petits pains chauds ne vont pas se transformer en hot dogs, mais là, ce n'est plus de notre ressort de toute façon. Reste donc la mère et un jeune mâle qui, d'ici peu, ne se fera sans doute pas prier pour s'essayer avec cette gentille femelle. La nature, c'est la nature...

Mais je reviens à ma bourrique. Elle broute, elle proute et entre les deux, brait un peu, sans doute pour s'aérer le gorgoton, car l'herbe, j'imagine que ça colle un peu, non? Et tout ça dans l'insouciance la plus pure, comme si rien d'autre n'était vraiment important.

Des fois, je me dis que ça serait bien, pour un petit moment, d'être un âne, tiens...

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