«Lakay se lakay». Voilà une expression toute haïtienne dont la traduction ne rend pas vraiment le sens. Car dire que la maison, c’est la maison, c’est peu dire; il faut aller plus loin et connaître l’importance de la maison et, par extension, du terroir, de la région, voire de tout le pays pour mesurer l’amour que sous-tend cette simple expression. Je me souviens d’une fois, au cours du vol d’Air Canada vers Port-au-Prince; une agente de bord ayant appris un peu de créole avait lancé l’expression :
«Lakay se lakay». Les passagers, pour la plupart Haïtiens, avaient chaudement applaudi et exprimé bruyamment leur joie. Pour certains, certaines, ce n’était peut-être, tout comme pour nous, que le retour de brèves vacances en terre canadienne; mais pour d’autres ce pouvait aussi signifier la fin d’un long exil, d’où la joie bien réelle de rentrer
«bò lakay», c’est-à-dire «au pays». Patriotes, les Haïtiens? Mettez-en!
Mais revenons au sens plus restreint de
«lakay», (la maison).
Lakay, ce n’est pas n’importe quelle maison; il y a dans le terme l’idée d’appartenance, de propriété. Le mot «kay» existe, —en fait, il a probablement été à l’origine du nom de la ville «Les Cayes»—, et signifie, de façon très générale, une bâtisse quelconque, qui peut être une construction très sommaire pour abriter une génératrice, par exemple. On parle alors d’un
«ti-kay». Mais
«lakay», c’est le foyer, c’est là où l’on habite.
Or, le crédit bancaire étant ce qu’il est en Haïti (c’est-à-dire inexistant), accéder à la propriété devient un véritable tour de force. Car il faut trouver l’argent nécessaire, soit pour acheter une construction existante, soit pour assumer les coûts d’une neuve. Comme le prix des maisons est souvent astronomique, inflation oblige, les gens qui possèdent un terrain choisissent plutôt de construire un «ti-kay», qui, si l’argent ne fait pas défaut, pourra éventuellement devenir habitable. Mais éventuellement ici est un grand mot. Car l’inflation fait monter le prix des matériaux et rend tout projet à budget limité très aléatoire… Si bien qu’on voit bon nombre de maisons sans toit, ou sans fenêtres (que des trous) et bien entendu, sans plancher. Et pourtant, les gens y vivent. Y mangent, y dorment, y souffrent quand la pluie inonde les lieux, bref, y luttent sans répit. (Ce n’est incidemment pas sans raison que les gens répondent souvent, à la question : « Comment ça va? »
«N’ap lite» —On lutte!) Constructions sommaires, donc, parce que inachevées, et ce, pendant des années, jusqu’à ce que le vent des finances redevienne favorable. Ou qu’un bon samaritain, souvent issu de la diaspora, appuie financièrement le projet. Mais laissés à eux-mêmes, les gens parviennent rarement à élever plus qu’une modeste masure, bien inadéquate pour la famille nombreuse qui l’habitera. Dix, douze membres y cohabiteront souvent, entassés souvent les uns sur les autres sans l’ombre d’une modeste intimité. Mais alors, diront les curieux-qui-ne-pensent-qu’à-ça, et la «chose charnelle», comment s’effectue-t-elle dans ces conditions? Je vous laisse y réfléchir…
Et pourtant, malgré tout, cette maison qui n’en est pas une, c’est
«lakay», c’est là où l’on habite, c’est le refuge, le havre de misère, mais havre tout de même.