lundi 25 juillet 2011

La barre trop haute


J’aurais pu tout aussi bien intituler ce texte «Soleil noir», tout comme cette magnifique chanson de Barbara, car c’est précisément à écouter cette chanson que m’est venue la réflexion qui suit. D’abord, lisez-moi ceci :
Je ne ramène rien, je suis écartelée,
Je vous reviens ce soir, le cœur égratigné,
Car, de les regarder, de les entendre vivre,
Avec eux j'ai eu mal, avec eux j'étais ivre,
Je ne ramène rien, je reviens solitaire,
Du bout de ce voyage au-delà des frontières,
Est-il un coin de terre où rien ne se déchire,
Et que faut-il donc faire, pouvez-vous me le dire?
C'est beau, hein? Barbara est triste, découragée, déprimée parce que, malgré les efforts qu’elle a faits pour changer les choses, la vie l’a toujours ramenée à la dure réalité d’un monde où les choses ne vont pas trop bien. Elle voudrait bien savoir quoi faire. Elle veut, et sa volonté est farouche, mais le soleil noir absorbe son énergie au lieu de lui en insuffler et elle en ressort désespérée, le «cœur égratigné». Une chanson éminemment triste (mais sur un texte d’une grande beauté) qui s’applique aisément à ceux, à celles qui viennent dans ce pays et qui veulent faire leur part pour le sauver. Or, souvent, ils retournent le cœur égratigné, avec ce sentiment de n’avoir rien fait qui vaille la peine. C’est ce que j’appelle le «syndrome de la barre trop haute».

C’est que plusieurs s’imaginent que la raison d'être en Haïti consiste uniquement à «sauver» quelqu’un, quelque chose, quelque part. Rien n’est plus faux. J’ai, pour ma part, beaucoup de respect pour ceux, pour celles qui se sentent chargé d’une mission, mais comme je l’ai déjà dit (les trois M), je ne suis pas de ceux-là. Et n’en fais pas de complexes pour autant. N’en fais plus, pour tout dire. Car Haïti n’est pas un laboratoire de petites bêtes souffrantes où les cœurs tendres peuvent assouvir leur compassion. C’est un pays où l’on vit, nous tout autant que le peuple, subissant la même chaleur, les mêmes pluies diluviennes, les mêmes embouteillages, les mêmes imbroglios politiques, les mêmes incertitudes qu’eux. La différence — énorme, je l’admets—, c’est que nous, nous pouvons plier bagages et rentrer au bercail. Eux, non. Mais cela ne veut pas dire que ces gens-là sont une cause perdue, un navire en train de couler! À trop vouloir faire le bien, on se casse les dents. Or, je vous l’ai dit et je me plais à vous le répéter, on ne bâtit rien sur des échecs et mettre la barre à une hauteur qu’on ne peut atteindre, c’est courir devant l’échec. Seuls les champions olympiques arrivent à sauter 2 mètres. Pour nous, il est plus sage de mettre la barre à une hauteur réaliste, de façon à pouvoir la sauter et obtenir ainsi un petit succès sur lequel on pourra bâtir. Inutile de vouloir «sauver» Haïti : ce pays n’est pas en perdition et il n’a pas besoin d’être sauvé, ni physiquement ni spirituellement — surtout pas spirituellement!

Cela dit, Haïti va mal, personne ne dira le contraire. Mais c’est une situation à laquelle ici, on s’ajuste tant bien que mal, tout simplement parce qu’elle est la réalité! Inutile de la masquer, inutile de prétendre que tout marche sur des roulettes, les choses ne sont pas faciles dans ce pays, et pas justes pour nous, étrangers, mais aussi et surtout pour les Haïtiens. Pourtant, ils ne sont pas déchirés pour autant. Pourtant, ils se lèvent, prennent leur grabat et marchent, sans se soucier de savoir où mène la route. Et pourquoi s’en soucieraient-ils? Qui sommes-nous pour leur montrer la voie? Qui sommes-nous pour leur dire que leur route n’a pas de bon sens? Incapables de nous laisser guider par la roue qui tourne, nous critiquons, nous voulons améliorer, nous voulons changer les choses, reconstruire le pays, soulager la misère et semer l’abondance. Rien que ça! Quelle déception quand, après plusieurs années, on se rend compte que rien n’a changé ou si peu — et pas dans le bon sens, semble-t-il… Mais c’est affaire de barre trop haute. Impossible à franchir. Et c’est nous qui l’y avons mise.

Qui sont ceux qui ont le plus de succès dans ce pays? Ceux qui y vivent, bien sûr. Ceux qui font de petites choses, mais sans lâcher, sans laisser tomber, sans se questionner sur la portée de ces petites choses. Des petits riens. Mais qui, bout à bout, font vraiment la différence.

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