La première fois que j’ai entendu son nom prononcé timidement, j’ai dû la faire répéter. Érèse? Les noms, et plus encore, les prénoms sont un champ libre en Haïti et l’on donne aux enfants des noms que l’on crée en fonction de l’humeur du jour. Sans mentir : combien de Samedis, de Dimanches ou de noms bizarres aux consonances douteuses entendons-nous dans ce pays! Éraise n’est pas si mal sous ce chapitre. Et puis je me suis dit que le prénom avait peut-être été donné en l’honneur de Sainte-Thérèse, avec une confusion dans la liaison (*Sainte-Érèse); or, comme la jeune fille en question n’est pas béatifiée, le «sainte» disparaît et il ne reste que ÉRÈSE. Dès lors, tout s’explique, n’est-ce pas? Toutefois, lorsque j’ai su qu’elle orthographiait son prénom ÉRAISE, ma théorie en a pris un coup. Mais sait-on jamais… j’ai peut-être quand même raison, car l’orthographe des noms dans ce pays n’a rien de standardisé, on s’en doute.
Mais ce n’est pas du nom de cette jeune fille que je veux vous entretenir aujourd’hui, mais plutôt d’elle et de son histoire. Éraise nous est arrivée un jour, bien malheureuse, de loques vêtue, disant que sa maman, qui avait été traitée à notre hôpital, ne se portait pas tellement bien et que par conséquent, c’était à elle, l’aînée (24 ans) que revenait la charge de la famille (deux petites sœurs : Guerdy et Sabrina). Or, elle ne savait pas faire grand-chose, mais pour une raison obscure et qu’il vaut sans doute mieux laisser obscure, l’administration de l’hôpital se sentait en dette vis-à-vis elle. Puis, sa mère est morte, Éraise est devenue orpheline et par le fait même, ses deux petites sœurs aussi. Elle ne savait plus à quel(s) saint(s) se vouer, alors elle est revenue nous voir, drapée de noir et en broyant (et non en braillant: je veux juste dire qu’elle broyait du noir, au cas où ma tournure osée vous aurait surpris); pris de pitié, nous l’avons pris sous l’aile protectrice institutionnelle. En d’autres termes, nous l’avons embauchée comme aide domestique. Dire qu’elle était contente serait mal dire : ce fut une renaissance, une véritable résurrection, sinon de la pauvre mère, à tout le moins de sa fille! Éraise qui avait dû tout vendre pour défrayer les frais d’hospitalisation de sa mère (même le maigre lit maternel y était passé, condamnant Éraise et ses sœurs à dormir à même le sol de terre battue), voyait enfin sa situation financière s’améliorer. Depuis, elle rayonne, elle flotte, elle irradie la joie pure!
Faut dire aussi qu’on la gâte. Comment ne pas le faire? Éraise apprécie tout, depuis les restes de table jusqu’aux vêtements usagés, en passant par les bouteilles d’eau ou de vin vides… En un mot, nos sous-produits deviennent son luxe. Elle est passée de Charybde à des cieux toujours bleus, et son sourire maintenant permanent en dit long sur son contentement.
Dimanche dernier, nous l’avons emmenée à la plage. Tout un événement! Elle s’est baignée sans crainte, a mangé comme Gargantua et a même pris une bière qui lui a fait tourner la tête, mais bon, une fois n’est pas coutume, n’est-ce pas!
Bien sûr, nous ne sommes pas en Haïti pour les Éraise de ce pays : elles sont trop nombreuses. Mais si notre action peut contribuer à changer la vie d’une seule, elle en vaut sûrement la peine, qu’en pensez-vous?