vendredi 26 août 2011

La course du monstre blanc


Je ne veux pas avoir l’air de me réjouir du malheur des autres, mais je dois vous dire que je ne suis pas mécontent de voir que, pour une fois, la menace tangible d’avoir à subir une catastrophe naturelle annoncée pèse maintenant sur des gens qui n’en ont habituellement rien à branler. On dit toujours «Pauvre Haïti», et on se dit que ce n’est pas juste que ce pays si mal en point soit en plus soumis aux caprices météorologiques. Mais c’est dit comme ça, de loin, bien assis dans un fauteuil inclinable face à un écran plasma de 50 pouces. Tandis que là, avec ce monstre blanc qui se dirige vers vous, eh bien la perspective change et on se met à penser à ce qui pourrait arriver si… Et vous êtes dès lors plus susceptibles de mieux nous comprendre, nous qui vivons avec cette formidable épée de Damoclès qui reste suspendue au-dessus de nos têtes pendant toute cette moitié de l’année, soit de juin à novembre. Ce n’est pas vraiment agréable. Certes, on fait avec puisqu’on ne peut faire autrement, mais ce n’est pas par plaisir et ce n’est certainement pas pour attirer la pitié. Car ce que nous voulons, ce n’est vraiment pas de la pitié, mais de la compréhension. Ce qui n’est pas rose pour nous ne l’est pour personne. Il faut arrêter de dire «Pauvre Haïti» et comprendre plutôt que les catastrophes, où qu’elles passent, ne sont jamais une source de joie. Vous en avez eu un autre échantillon avec le petit séisme qui vous a secoué les puces cette semaine…

Je pense que c’est là une perspective différente qui permet de mieux comprendre la difficulté, pour un pays constamment soumis à des catastrophes, de se maintenir à flot. Pour nous, vivre en Haïti, c’est partager ces moments pas toujours faciles avec ce peuple qui se débat et qui se bat sans relâche, sans jamais abandonner. Et pourtant, il y aurait de quoi! Or, quand je me fais dire que je ne respecte pas le peuple haïtien, disons que ça me chatouille un peu les baskets, là… Mais bon. Vous savez ce que dit La Fontaine : «Est bien fou du cerveau qui prétend contenter tout le monde et son père…» Il n’empêche qu’il faut être un peu borné pour croire que le malheur du peuple ne nous touche pas, comme si nous étions dans un bocal de verre hermétique... Car ce n'est pas le cas. Comme tout le monde vivant dans ce pays, nous sommes soumis aux aléas du temps, de la politique, de l’économie et quoi encore! Seule différence — et je l’ai déjà mentionnée — pour nous, il est toujours possible de retourner dans notre pays de froidure, loin des ouragans et des manifestations. Pas pour le peuple.Et s'il est une chose que nous respectons par-dessus tout, c'est bien celle-là.

Sur le même sujet et comme pour illustrer mon point, l’affaire du vol d’Air Transat mérite certainement une mention. Premièrement, comme un exemple typique de l’approche-client d’une compagnie dont le but premier reste avant tout de faire de l’argent, beaucoup d’argent et deuxièmement, comme un exemple de la peur panique que le simple nom d’Haïti déclenche chez ces étrangers. Car posez-vous la question : Air Transat aurait-elle agi de la même façon à Paris ou à Londres ou à Montréal?

Mais Haïti, n'est-ce pas, c'est Haïti...

lundi 22 août 2011

Le monstre blanc


Je m'apprêtais à quitter ces lieux, lorsque, renouvelant ma page Web de nouvelles, je tombe sur cet article de l'Agence France Presse. Qui sonne on ne peut plus faux d'ailleurs. Car au moment où je vous écris ces lignes, le ciel est toujours dégagé et le soleil luit. Comment pourrait-on penser qu'un ouragan et pas des moindres, risque de bientôt frapper le pays? La réponse est bien simple : on n'y pense pas. Si vous êtes un familier de ces textes, vous savez que j'ai souvent partagé avec vous, amis lecteurs et amies lectrices, ma crainte de ce phénomène météorologique souvent associé aux catastrophes naturelles: l'ouragan. C'est que nous en avons essuyé plusieurs, mais justement, nous les avons essuyés avant même qu'ils aient pu nous mouiller!

Cependant, n'ayant jamais vécu les affres d'un vrai cyclone (comme on les appelle ici), j'en ai toujours eu un peu peur. Peur de l'inconnu basée sur l'ignorance et que j'admets volontiers. Mais au fil du temps, la peur s'émousse et on en vient à se dire : «bof!...!». Or, je ne suis pas sûr que cette attitude, apparentée à celle de l'autruche qui se met la tête dans le sable, soit la bonne. Mais puisque tout le monde s'en balance, pourquoi devrait-on s'en préoccuper? Fatalisme? Peut-être. Mais surtout, refus de laisser la peur nous paralyser. Nous avons des choses à faire, le ciel est bleu, alors tout le monde vaque à ses occupations et lorsque le mauvais arrivera, on fera avec. Une belle attitude que mes frères haïtiens m’ont apprise, mais que je ne maîtrise pas encore tout à fait. Donc, voyant cette énorme masse blanche, je me dis que nous allons peut-être en sentir les néfastes effets… Mais qu’y faire?

Pour tout vous dire, nous suivons religieusement les mises à jour du National Hurricane Center américain (NHC) comme nous le recommande l’ambassade du Canada d’ailleurs. Et si vous regardez la trajectoire prévue de cette tempête, vous verrez qu’elle passera au nord du pays, l’effleurant tout juste. Donc, tout semble pas trop mal pour le pays, surtout pour nous situés au sud. Cependant, regardez maintenant la photo ci-dessus et dites-moi que ce n’est pas un peu effrayant, cette masse blanche en mouvement… Eh bien c’est là où nous en sommes. Nous ne savons pas ce qui s’en vient et nous voulons nous rassurer, mais l’ampleur du système laisse songeur ou perplexe ou les deux.

Cependant, comme on ne sait pas ce qui s’en vient, eh bien inutile d’ergoter sur le thème, n’est-ce pas? Inutile de s’exciter, de prendre mille précautions qui ne serviront sans doute à rien et qui ne feront que nous exciter davantage, hein? Alors on attend…

Quoi qu’il en soit et comme je vous l’ai dit, les cyclones vont et viennent mais à ce jour, nous ont toujours épargnés, soit par grâce divine, soit par une fantaisie du hasard, soit pour une autre raison scientifique inconnue. Mais on dit aussi que l’exception justifie la règle…

Je vous reviens si le monstre blanc nous affecte, et dans le cas contraire, je prendrai bien volontiers une bière à votre santé!

jeudi 18 août 2011

Patience et longueur de temps...


Je ne vous parle pas souvent travail en ces lieux et je suis sûr que personne ne s’en plaint. Car bien que le travail soit souvent source de fierté ou, à tout le moins, d’intérêt pour celui ou celle qui l’exécute, il devient souvent un sujet de conversation plutôt rasant. Pour des professionnels partageant une vision commune ou au contraire divergente, j’admets que le sujet peut soulever les passions. Mais pour les petits bureaucrates que nous sommes, le travail ne présente pas grand intérêt et donc, la plupart du temps, je passe et vous aussi par le fait même.

Cependant et tout comme pour mon texte précédent, l’exception justifie la règle. Ainsi aujourd’hui, je vous parle travail. Sans trop vous embêter, en tout cas je le souhaite.

C’est que, à l’occasion du passage d’une courageuse volontaire (merci Marilyn!), nous avons décidé de commencer la tâche fastidieuse et digne des plus traditionnels moines copistes de construire une banque de données informatisée à partir de nos dossiers médicaux. Rien de bien ambitieux, juste les données nominales, c’est-à-dire nom, prénom, date de naissance et similaire. Vous voyez le genre. L’idée est tout simplement de pouvoir retrouver plus facilement un dossier à partir des données compilées sur un ordinateur. Et bien que l’opération soit d’un ennui à couper le souffle — et pour couper le souffle, faut vraiment que ce soit ennuyeux, hein! —, elle s’accomplit sans problèmes majeurs, les nouvelles versions d’excel permettant une saisie phénoménale de données. Mais c’est justement là le problème : on parle ici d’environ 300 000 dossiers! Or, notre jeune préposée à la transcription de ces données (formée par notre volontaire québécoise) n’est pas tout à fait rapide, environ une centaine d’entrées par semaine constituant sa moyenne (à temps partiel, bien sûr). Alors faites le calcul : cela nous donne 5 000 entrées par an, soit un projet qui devrait être complété dans 60 ans, si Dieu le veut! Et l’on aura beau doubler, tripler, voire quadrupler le rythme de travail, le nombre d’années requis pour venir à bout de la tâche restera toujours majeur! Quand je vous parlais d’un travail de Bénédictin, vous me suivez maintenant!

Mais l’ennui mis à part, l’inscription des noms et prénoms est quelquefois bien amusante. Pourquoi? Tout simplement à cause de la formidable créativité dont font montre les parents haïtiens quand il s’agit de nommer leur rejeton. Les noms ne sont pas choisis à partir d’un répertoire fermé, mais sont créés de toute pièce, selon l’humeur du jour, le saint du jour ou l’intensité de la présence divine. Je vous en donne quelques-uns, juste pour le plaisir : Bitoven (oui, oui, il s’agit bien de Beethoven), Chabouloune, Citromise, Closette, Danchylove, Darlounsear, Dordengy, Hermanorah, Linsincou, Lovemica, Pelitoine, Picina, Saradgine, Stravensky… sans oublier les prénoms incluant Dieu, genre: Dieubénit, Dieubon, Dieucelhomme, Dieufait, Dieufaveur, Dieufort, Dieunord, Dieuquila, Dieusoit, Dieuveilhomme, Graceadieu et bien d’autres encore du même acabit. Qui plus est, ces prénoms sont souvent associés à des noms de famille tout aussi fantaisistes, venus on ne sait d’où. Pourtant, jamais il ne viendrait à l’idée de qui que ce soit de tourner le nom ou le prénom du voisin en dérision. Les noms sont l’identification de la personne et pas question donc de s’en moquer. Et d’ailleurs, pourquoi le ferait-on? On ne se moque pas d’une fleur qui se nomme chrysanthème ou myosotis, ni d’un oiseau qu’on appelle coulicou ou sizerin, alors pourquoi se moquerait-on des noms des gens? Et pourtant, j’ai souvenir que les noms de certains écoliers faisaient l’objet de quolibets pas toujours charitables, du temps où je passais le plus clair de mon temps sur les bancs d’école…

En tout cas, tout ça pour vous dire que les données s’empilent et bientôt, dans pas même un demi-siècle, nous aurons une banque de données assez représentative de notre «patientèle» (création lexicologique sur le modèle de clientèle, vous l’avez deviné).

Parlant de patience, vous savez maintenant que c’est une vertu typiquement haïtienne, n'est-ce pas…

mardi 16 août 2011

Une image vaut mille mots


Il est rare que je vous fais un texte juste à partir de la photo. Mais il n’y a pas de loi qui m’en empêche, que je sache, et même si c’était le cas, je pense que j’aurais plaisir à l’enfreindre, tant la photo ci-dessus vient me chercher.

Car il faut vous dire que, depuis les quelque treize années passées à différents endroits du pays, nous avons eu le temps et la chance de nous y frotter, au pays. De faire connaissance avec sa géographie, son climat, ses méandres administratifs et, bien sûr, ses gens. Or, si vous vous souvenez, je vous ai souvent dit que ce qui fascinait le plus dans ce pays, ce ne sont ni les paysages, souvent à couper le souffle, ni la mer, ni le climat tropical mais bien le peuple. Les gens ordinaires qui vaquent à leurs occupations ordinaires et qui, ce faisant, nous présentent un joli morceau de vie. Mais comprenons-nous bien : ces gens vivent comme ils vivent et ne sont nullement en train de nous jouer une pièce de théâtre. Or, cette vie vécue au dehors, au vu et au su de tous les passants est souvent, j’oserais dire toujours, captivante pour les étrangers que nous sommes. Mais attention : rares sont les Haïtiens qui apprécient que nous, étrangers, désirions faire un cliché de leurs activités quotidiennes... Et à leur place, plusieurs, dont votre scribe préféré, protesteraient contre cette ingérence de l’étranger dans leurs affaires privées, même si elles ont cours en public. Simple question de respect. Même pour les enfants, il faut savoir s’y prendre, car s’ils acceptent assez bien de se faire prendre en photo, ils le font trop souvent mal, s’astreignant à prendre la pose qui est justement celle que vous ne voulez pas qu’ils prennent. Bref, faire de bonnes photos de gens, en Haïti, n’est pas facile, et je connais plusieurs professionnels qui s’y sont cassé les dents.

Et voilà que Whitney débarque…

Whitney est une jeune Américaine venue comme ça, juste pour voir comment les choses se passaient à une organisation voisine de la nôtre. Naïve, candide, toute menue avec son gros Nikon pendant à son cou, je me suis dit qu’elle allait sans doute essuyer de jolis quolibets de la part des Haïtiens qui en ont vu d’autres… J’avais tort. Non seulement a-t-elle ramassé des images époustouflantes des gens qu’elle a rencontrés au cours des quelques jours passés dans le pays, mais elle a en outre créé avec ces gens des liens qui forcent l’admiration. Comment? Simplement parce que Whitney n’effraie personne; elle parle avec des gens qui ne la comprennent pas (anglais) et qui lui répondent en créole (qu’elle ne comprend pas) et pourtant, pourtant, une communication s’établit et regardez encore la photo et vous allez comprendre. Une professionnelle? Non. Juste une personne simple et sincère qui crée un contact avec les autres et qui sait graver ce contact sur support numérique. La photographie de paysages n’est pas toujours facile, mais quand on y met le temps et que l’on connaît sa technique, on arrive à des résultats pas trop mauvais. La photographie de gens est une tout autre affaire. C’est le contact qui fait tout. C’est le rapport entre le sujet et le photographe qui fait la photo. Pas la technique — ou si peu; pas la patience, pas la maîtrise du volume, de la texture, du contraste ou de la couleur, pas même la composition. Une bonne photo nous fait sentir l’âme du sujet. Et je ne sais pas pour vous, mais pour moi, rares sont les photos qui m’apportent cette sensation. En tout cas, pas les miennes, à quelques exceptions près… Mais celles de Whitney m’ont laissé sans voix. Car ses photos, dont celle-ci-dessus n’est qu’un simple échantillon (je vous en mettrai d’autres), nous parlent, nous disent que ces gens, ces enfants, sont vrais, vivent et luttent, rient et pleurent, autrement dit s’efforcent comme tout le monde d’être heureux. Et avouez que c’est infiniment beau de voir ça..

jeudi 11 août 2011

L'étau de l'argent




L’argent ne fait pas le bonheur. Tout le monde le dit, donc c’est sûrement vrai. Pourtant, je vous dirai que son absence rend terriblement malheureux. Faut donc nuancer. L’argent, comme objet d’idolâtrie, ne fait évidemment pas le bonheur, ou s’il le fait, il s’agit d’un bonheur assez psychotique, genre Séraphin et son tas d’or; mais l’argent comme monnaie d’échange permettant d’accéder à une pléthore de produits et de services ne rend pas nécessairement malheureux. En revanche et comme je viens de le mentionner, son absence, oui.

Or, ce qui se passe dans le monde économique présentement laisse songeur. Les histoires de plafond de la dette américaine, de renflouage de pays au bord de la faillite (comme l’Italie, d’après ce qu’on en lit) ou des cafouillages de la bourse sont trop complexes pour que je vous les résume ici. Pas parce que vous n’êtes pas assez intelligents pour comprendre, mais parce que je ne suis sans doute pas assez intelligent pour vous l’expliquer. Par ailleurs, si vous êtes, comme moi, un peu dépassés par ces événements (euphémisme), vous n’avez d’ailleurs nullement envie de vous taper l’analyse d’un amateur — un de plus, puisque les analystes financiers foisonnent ces temps-ci… Cependant, la situation est, à mon sens, révélatrice. Certains d’ailleurs ne se gênent pas pour parler d’écroulement du capitalisme, ce système politico-philosophique où l’argent domine. On peut croire l’affirmation fantaisiste, mais qu’en est-il vraiment? Un monde sans argent se conçoit-il? Pas vraiment, hein? Tout, semble-t-il, est relié à l’argent, depuis les grandes orientations politiques jusqu’au petit verre de vin, tout, vous dis-je, est question d’argent. Un monde sans argent devient de ce fait inimaginable car on ne peut simplement pas imaginer comment fonctionnerait sa mécanique. Et pourtant, l’argent n’a pas toujours existé, surtout pas l’argent de papier. Historiquement, l’argent a eu un commencement et dès lors, il n’est peut-être pas si faux de croire qu’il aura une fin. Mais que se passera-t-il alors? Je ne sais pas. La fin du monde, sans doute… En tout cas, la fin du monde économique, car l’argent est l’élément liant de l’économie. En passant, avez-vous remarqué le subtil passage du citoyen au consommateur? Fascinant tout de même. Des gens se sont battus jadis pour acquérir ce droit d’être appelés citoyens; or, de nos jours, le terme est tombé en désuétude, remplacé par cette désignation tout à fait représentative de la réalité moderne : le consommateur. Celui (ou celle) qui consomme. Celui (ou celle) qui contribue à faire en sorte que l’argent roule, change de mains, s’épuise d’un côté pour s’empiler de l’autre. Et vous savez la fin de l’histoire : les pauvres s’appauvrissent et les riches s’enrichissent. Un monde sans argent aplanirait cette différence, rendant les riches pas plus fins que les pauvres et surtout sans plus de pouvoir. Car le pouvoir va à l’argent.

Le plus drôle (drôle ici dans le sens de curieux, car il en est pour qui le sens du mot n’est pas toujours clair), c’est que Karl Marx avait observé le phénomène et s’était élevé contre, notamment dans son ouvrage clé : le Capital. De mémoire, Marx observe que lorsque vous payez pour acheter un bien ou vous procurer un service, vous croyez que c’est vous-même qui achetez ce produit ou ce service. Mais en fait, c’est l’argent qui le fait. L’argent vous déshumanise et vous aliène car il vous rend étranger à votre essence même. Ça, c’est grosso modo, la pensée de Marx dans le Capital. En passant, il y a plein de belles choses dans cet essai, et le plus fort, c’est que le texte date de 1867! Comme quoi, plus ça change, plus c’est pareil!...

En quoi cela nous concerne-t-il? Haïti est pauvre. Alors une dégringolade des marchés boursiers ne peut que se traduire par une hausse de l’inflation et une montée des prix, ce qui veut dire une diminution du pouvoir d’achat en général, dont Haïti en particulier. Et je peux vous garantir qu’il n’en faut pas plus pour mettre le feu aux poudres, car l’élastique haïtien est déjà étiré à sa limite. En fait et pour parler franchement, je me demande toujours comment les gens ordinaires font pour arriver… Mais j’ai déjà abordé le point alors je passe.

Bref, vous avez compris : ce qui se passe dans l’univers des gens riches et cupides touche tout le monde, même ceux qui ne demandent qu’à pouvoir manger un repas par jour…

vendredi 5 août 2011

Pétard mouillé


Et si c’était vrai…

Et si c’était vrai qu’il y avait quelque part un Dieu bon et bien intentionné qui exerçait son droit de veto et intervenait lorsque les tempêtes nous menacent? Se pourrait-il que ce soit ça, l'explication?

Quand nous sommes arrivés en ces lieux, Sœur Évelyne, la fondatrice et directrice de l'époque, répétait à qui voulait l’entendre que les ouragans ne pouvaient frapper Les Cayes parce qu’un Monseigneur avait, sur son lit de mort, promis qu’il intercéderait en faveur de la ville auprès du Créateur (ou de Saint Pierre ou de la Vierge Marie, enfin vous me comprenez). Et je puis vous assurer que notre bonne sœur y croyait, à l’influence outre-tombe du défunt évêque des Cayes... Mais pour nous, pragmatiques et cartésiens, cela ne collait pas. Disons que nous préférions nous fier aux prédictions de la NHC (National Hurricane Center) qui dispose d’ordinateurs parmi les plus puissants au monde. On se disait alors que les invocations divines, c’était bien joli, mais bon…

Cependant, après le pétard mouillé que vient de nous faire la tempête EMILY, je commence à «branler dans le manche», comme on dit par chez nous. Car celle-ci était, avant qu'elle ne s'approche de nous, une belle petite tempête tropicale, avec des vents de 80 km et des tonnes de pluie. Or, arrivée devant nos côtes, elle s'est dégonflée, a perdu son souffle et son énergie... Miracle ou fantaisie météorologique?

Mais il y a plus : au cours des cinq saisons de cyclones que nous avons passées ici, jusqu’ici nous avons été épargnés, et j’ose dire : parfois miraculeusement. D’abord, regardez le tableau :
- 2007 : vers la mi-août, DEAN, un mega-ouragan (force 5) nous évite de justesse alors que sa course initiale le dirigeait droit sur nous. En octobre, KAREN nous traverse mais ce n’est rien que de la pluie; même chose avec NOËL en décembre.
- 2008 : FAY, une forte tempête tropicale, passe sur l’île, mais sans causer d’autres dommages que ceux causés par la pluie. GUSTAV suit et nous donne des sueurs froides, car lui aussi se dirige tout droit sur Les Cayes. GUSTAV, un ouragan de force 4, touche terre à Jacmel, épargnant Les Cayes où nous n’avons aucun dommage. Puis passent HANNA et IKE au nord du pays qui entraînent beaucoup de pluie et des problèmes pour le nord, mais pour nous, c'est le répit.
- 2009 : ERIKA se dirige sur nous, mais meurt de sa belle mort avant d’atteindre l’île.
- 2010 : TOMAS, initialement prévu pour nous frapper de plein fouet, esquive l’île et passe tout à l’ouest, frôlant Jérémie, mais sans créer de dommages majeurs.
- 2011 : Voilà EMILY qui, prête à frapper nos côtes, hésite, stagne, s’étiole et s’évanouit…
Certes, vous me direz que la saison 2011 n’est pas finie — en fait, elle ne fait que commencer — et on peut fort bien se retrouver cul par-dessus tête dans une tempête cauchemardesque. Je touche du bois. Mais cela n’enlève rien au fait que, depuis 5 ans et même davantage, les tempêtes passent sans nous affecter ou presque. Ce qui n’empêche pas certains désastres, bien sûr, comme ce fut le cas en 2004 lors du passage de JEANNE. Mais comme je l’ai dit dans ce texte, il y a une gradation dans l’intensité des catastrophes et je le redis : jusqu’à présent, nous avons été sauvés des eaux. Littéralement.

Reste qu’on peut se poser la question : par quel phénomène les tempêtes nous épargnent-elles? Sommes-nous statistiquement moins touchés que les autres îles des Caraïbes ou les contrées bordant le golfe du Mexique? Je ne le sais pas. Mais de voir ces tempêtes détournées, dirait-on, de leur lieu d’impact prévu me laisse perplexe. Hasard? Impondérables météorologiques? Ou simplement intervention divine? Pour les gens d’ici, l’explication est facile : Bondye konnen tout bagay : Dieu connaît toutes choses. Mais pour nous, les cartésiens, que penser?

Je ne sais plus… Mais juste au cas où, j’en remercie quand même le Ciel…

mercredi 3 août 2011

Célébrer la vie


Aujourd’hui me paraît un bon jour pour vous pondre un petit quelque chose. Je ne vous ai encore rien donné en ce début de mois; c’est le 3 août et on dit que le 3 fait le mois; c’est aussi l’anniversaire de mon frère — 54 ans tout de même; la tempête tropicale Emily fonce droit sur nous; bref, il y a matière. Et pourtant, rien de tout cela ne mérite de faire l’objet de cette chronique.

Non. Ce dont je veux vous entretenir aujourd’hui n’est rien d'important. Rien qui fera l’actualité mais tout de même : Saulette est enceinte! Tout un événement! Ça fait un bon bout de temps qu'elle s'essayait, sans succès. Vous dire sa joie serait peu dire... Mais pourquoi donc, dans ce pays surpeuplé, le fait d'être enceinte est-il toujours vu comme une bénédiction? Car disons-le tout net : Haïti est surpeuplé et l'une des raisons du marasme économique, c'est précisément le trop grand nombre d'habitants face à des ressources limitées, pour ne pas dire inexistantes. La logique voudrait donc que l'on considère sensé de mettre un frein à la natalité. Sans aller jusqu'aux mesures draconiennes utilisées en Chine, on pourrait penser que le pays pourrait faire quelques campagnes pour décourager la procréation, ce qui aurait de surcroît l'avantage de limiter l'expansion du SIDA et des maladies transmises sexuellement (les fameuses MTS ou MST, c'est selon). Eh bien non. Au lieu de sensibiliser la population aux inconvénients d'un accroissement de la famille, on continue à dire que «Pitit se richès» : les enfants c'est la richesse (traduction pour les pas doués). Et les gens continuent de croître et de se multiplier et d'en être fous de joie.

Pourtant, un rapide calcul montre sans l'ombre d'un doute, que chaque enfant représente une charge économique non négligeable. Car ici, en plus des coûts accrus de l'alimentation (le lait en poudre est cher, je vous dis pas) et des vêtements (car les petits, on ne les habille pas avec rien, n'est-ce pas?), il faut, très tôt, compter avec l'école et ses énormes frais. En moyenne, pour le primaire, on parle de $200 US par année. Pour certains, c'est le sixième du salaire qui y passe. Imaginez un peu : quelqu'un qui, au Canada, gagnerait $48,000 devrait débourser $8,000 par enfant au primaire! Avouons que ça fait un peu cher... Et je ne vous parle pas des frais de santé, de déplacements et d'événements majeurs, comme les funérailles et les cérémonies de remises de diplômes à répétition. Ici, l'on diplôme de la maternelle, de la première année, du primaire, de la fin du programme fondamental, de la philo et par la suite, bien sûr, du collège ou de l'université, éventuellement. Le cas que j’ai rapporté précédemment illustre mes propos. Tout ça pour vous dire que les enfants, loin de signifier la richesse, constituent un réel facteur d'appauvrissement! Et pourtant, on continue de faire des enfants comme on ferait des petits pains chauds : en se pourléchant. Et l'annonce d'une naissance à venir est toujours un sujet joyeux, sur lequel tout le monde plaisante et que tout le monde bénit. Quant au nouveau-né, vous avez deviné qu'il est l'objet d'une réelle adoration.

Mais pourquoi s'acharner à faire des petits quand on sait ce qu'il en coûte? Je n'ai pas de réponse. Mais je soupçonne que faire des enfants n'a rien à voir avec l'économie, ni même avec la sexualité. Certes, avant, c'était automatique : les relations hétérosexuelles se faisant sans protection aucune, les conceptions étaient nombreuses et la volonté n'avait pas grand-chose à voir là-dedans. Mais de nos jours, la grande majorité des adolescents et des adolescentes sont bien au fait des choses de la vie et savent très bien que des relations non protégées non seulement peuvent propager des maladies non désirables mais également engendrer un petit. Mais cette dernière conséquence ne fait peur à personne, pas même à des jeunes filles de bonne famille. Ici, on enfante. Et dans une douleur franchement exprimée, j'en témoigne! Le reste viendra après. Serait-ce le triomphe de la vie sur la médiocrité? En tout cas, avec un taux de fertilité de 3,07 par femme (par rapport à 1,58 au Canada), on ne s'étonnera pas que la croissance démographique du pays soit galopante : 24,4 naissances par rapport à 8,1 mortalités, soit un taux net de 16,3. Au Canada, nous avons 10,28 naissances pour 7,74 mortalités, soit un taux net de 2,54! Je sais, je sais, je vous embête avec tous ces chiffres, mais ils n'en reflètent pas moins une réalité édifiante qui nous permet de mieux comprendre les enjeux haïtiens, présents et à venir. Dont le premier et le plus évident : plus il y a de monde, plus l'espace rétrécit. On se marche sur les pieds, on vit dans la promiscuité et les conflits internes éclatent aisément. Juste pour vous donner quelques chiffres encore (les derniers, promis), la densité de population en Haïti est d'au moins 250 habitants au kilomètre carré contre 3,73 au Canada (5,76 au Québec). Bien sûr, vous allez me dire que le Canada n'est pas un exemple, puisqu'il s'agit de l'un des pays les moins densément peuplés de la planète — rigueur du climat oblige. Mais tout de même, la différence est énorme. Et visible : en Haïti, il y du monde partout! On ne peut pas faire une petite promenade dans l'arrière-pays sans se croiser 50 personnes sur son chemin. Vous voulez vous soulager discrètement derrière un buisson? Levez la tête et vous verrez ces enfants qui vous observent sans vergogne! La solitude, en Haïti, ça n'existe pas! De toute façon, à quoi ça sert, la solitude?

Vous allez me dire que cette réflexion n’est pas vraiment optimiste. Je ne dis pas le contraire. Mais elle ne m’empêche pas moins de me réjouir du merveilleux qui accompagne chaque naissance en devenir. Les filles enceintes sont radieuses, fières de leur bedaine comme un roi de sa couronne et riches de cet énorme privilège qu’est celui de porter la vie.

Après? Après, on verra. Le Ciel y pourvoira. Le reste n’a aucune espèce d’importance.

Et Emily dans tout ça? Eh bien elle est là, la tempête, du moins sur la carte, car au moment où je mets un point final à ce texte, le ciel est toujours d'un bleu limpide et le soleil brille de tous ses feux...