dimanche 27 avril 2008

À quoi ressemble le paradis?

La question peut sembler ardue à quiconque n’a jamais mis les pieds sur une plage tropicale, mais pour les autres, c’est comme qui dirait évident. Pourtant, des plages, nous en avons arpentées et jusqu’à ce jour, n’avions jamais cru pouvoir en associer ne serait-ce qu’une à cette notion de paradis à laquelle nous nous accrochons tous et toutes—juste au cas où ce serait vrai.

Cependant, le paradis à la fin de nos jours m’apparaît un peu tard et si l’occasion se présente d’en avoir un avant-goût prometteur, il faudrait être un véritable ascète pour ne pas y succomber. Or, c’est un peu ce qui s’est passé ce dernier dimanche—le premier depuis la fin de mon rhume. Partis pour passer un gentil week-end à l’Île à Vache, nous fûmes entraînés, un peu à notre corps défendant, vers l’excursion à "l’îlet des amoureux", lequel, lorsqu’on est trois, perd un peu de ses promesses (pervers, je vous vois venir). Donc, l’îlet en question, comme le montre la photo, n’est rien du tout qu’une protubérance sablonneuse qui doit disparaître à chaque fois que s’enfle la mer. Mais en ce dimanche azuré, la mer est calme et l’îlet est là.

Qu’y faire? Encore un fois, écartons les idées biscornues de ceux (et j’insiste : ceux) qui ne pensent qu’à la chose et regardons un peu les choix qui s’offrent à nous : lire, manger, sommeiller, se baigner… Ai-je tout dit? Je crois bien avoir fait le tour… Et parlant de tour, celui de l’île d’un train flâneur prend tout juste 90 secondes, c’est vous dire… Vraiment, on se sent sur la planète native du Petit Prince ou, pire encore, sur celle de l’allumeur de réverbères.

Et quelle planète! Le monticule sablonneux complètement nu où rien ne pousse—et où rien ne peut pousser— que seuls les pélicans fréquentent sur une base régulière n’a rien de bien spectaculaire à offrir! En fait, c’est le rien fait sable, cerné par des eaux vertes. Sans parasol, on s’y dessèche; on y cuit, plus doucement lorsque badigeonnés, certes, mais on finit à point néanmoins. Donc, c’est monotone, plat, inerte, informe, insipide, sans relief et sans âme, et pourtant, pourtant, c’est le pied!

Comment expliquer la chose… Est-ce le dépouillement total? Est-ce l’incessant bruit des vagues qui se brisent sur tout le périmètre de l’île? Est-ce la brise maritime qui tempère les ardeurs de Galarneau? Sont-ce les eaux limpides, chaudes et peu profondes? Les étoiles de mer? La chaleur du sable? La bouteille de rosé bien frais (gardée sur un lit de glace, merci à nos hôteliers)? Le copieux pique-nique? Ou simplement le plaisir indicible d’être là et pas ailleurs? En tout cas, le temps a bien passé et lorsque, cuits, nous avons vu la barque revenir, nous avons compris que nous avions effleuré du bout des doigts un petit morceau de paradis—rosé inclus, bien entendu! Car je vois mal le paradis sans un rosé bien frais, et vous?

L’enfer, c’est l’après cuisson, mais ça, je ne vous le raconte pas…

mardi 22 avril 2008

Malade!...



Les gens qui pensent tropiques associent souvent cette région géographique aux redoutables maladies tropicales dont les noms exotiques évoquent l’esprit du mal : malaria, fièvre dengue, typhoïde, voire choléra ou fièvre jaune. C’est vrai que les tropiques offrent la combinaison idéale de chaleur et d’humidité pour que prolifèrent toutes les bestioles responsables de ces redoutables maladies. Et pourtant…

Pourtant, je l’ai dit à quiconque voulait l’entendre—et même à tous ceux qui n’écoutent jamais—, la maladie de loin la plus courante par ici, c’est le fameux rhume, celui qu’on attrape l’air de rien et qui nous fait suer dans tous les sens du terme. Le rhume, qu’on appelle souvent «grippe» pour faire plus sérieux, est banal, je n’en disconviens nullement. Mais comme il attaque les cordes vocales, fait moucher comme s’il fallait faire vivre la compagnie Kleenex, altère le goût des choses et nous bouche les oreilles—sans compter la fièvre qui s’en mêle, eh bien disons qu’il nous emmerde bien, et le mot n’est pas fort. Tout le monde sait que l’infection est due au rhinovirus, ainsi nommé parce que le virus attaque en rhinocéros : à l’aveugle, sans discrimination de race ou de couleur, de sexe ou d’âge mental (je blague, il va sans dire...). Le virus fonce, se propage aussitôt qu’on en parle et encorne joyeusement le premier venu. On dit que le contact des mains d’une personne infectée suffit à transmettre le virus : comment éviter ce contact, dans ce pays où la poignée de main est aussi automatique qu’un sourire?

Malade, vous dis-je. Je ne pouvais plus parler, je toussais à me décrocher un poumon, je me mouchais sans relâche, je crachais, râlais, déglutissais, éternuais sans discontinuer. Et toujours, sans me plaindre! Car mon stoïcisme n’a d’égal que mon exaspération du rhume. Je sais bien qu’il n’y a rien d’autre à faire que d’attendre que le virus s’épuise, qu’il meure ou qu’on en meure. Mais il me semblait néanmoins qu’un petit sirop me soulagerait et j’en ai parlé à notre chef oto-rhino-laryngologiste. Pas brillant comme idée… Car ce médecin chevronné ne s’est pas privé de se moquer de moi sans vergogne! Mais où va donc la médecine moderne sans la compassion pour un pauvre malade? Peut-être n’étais-je pas si pauvre, ni si malade, finalement…

Mais c’est passé, maintenant. Je ne suis plus malade. La santé a repris ses droits. Le vin est à nouveau bon et l’appétit m’est revenu. M’est aussi revenu le goût de discuter ferme avec mes copains haïtiens, pour qui ce sport vaut le foot, c’est bien clair, car tout le monde y va de son point de vue plus ou moins éclairé, même le vieux Sonson qui n’y comprend pas grand-chose et qui revient sans cesse avec sa blague usée comme son chapeau : «Allez en prison! J’appelle la police!». Et tout le monde rit de bon cœur, car il faut bien encourager le vieil homme, n’est-ce pas? Surtout que lui, à 78 ans bien sonnés («M’te fèt lan 30», se plaît-il à répéter), n’est pas malade, mais alors pas du tout!

Allez! Un petit proverbe pour finir : «Maladi veni sou-w a cheval, men li kite-w a pye» Cependant, même à pied, elle finit quand même par s’estomper dans le soleil couchant comme le héros du vieux western…

vendredi 18 avril 2008

Le temps des mangues



La saison des mangues bat son plein. Ce fruit succulent, tout à fait tropical et donc, tout à fait haïtien, est très prisé de la population qui fait parfois des pieds et des mains pour en croquer. Or, il s’avère que nous avons plusieurs manguiers—pye mango en créole—dans la cour…

Alors vous voyez d’ici le tableau : une cour d’établissement public est publique, non? Quel meilleur endroit pour trouver des mangues à bon compte! Si bien que chaque jour, nous avons droit à la procession de gens de tous âges et des deux sexes confondus qui arpentent notre cour pour ramasser les mangues tombées. Car les mangues mûres, comme tous les fruits qui se respectent, quittent leur branche mère et, obéissant à la loi de Newton, arrivent jusqu’au sol. Bien sûr, dans leur chute libre, ces fruits lourds passent à travers le feuillage, bousculent quelquefois une autre mangue qui, presque sur son départ, en profite pour décrocher, si bien que toute cette activité ne se fait pas sans bruit. Or, ces bruits de feuilles froissées sont quelque peu suspects, surtout la nuit, et peuvent faire penser à des intrus animés de mauvaises intentions. Et quand, pour rassurer votre conjointe énervée, vous vous levez au beau milieu de la nuit pour vérifier que tout est paisible et que vous voyez effectivement une silhouette suspecte dans la cour, eh bien la notion de sécurité abordée précédemment vous revient tout à coup à la mémoire! Évidemment, tout s’explique : les intrus, ce ne sont que les gardiens de nuit venus ramasser les mangues qui tombent. Ouf! Ce n’était que ça...

Donc, la cueillette informelle se fait par tous ces gens qui se promènent les yeux rivés au sol. Mais il y a les autres, des ados pour la plupart, qui préfèrent la méthode plus directe : pourquoi en effet attendre que tombe la mangue convoitée quand on peut lui forcer la main d’une pierre bien placée? Alors ces jeunes, souvent assez adroits, il faut bien le dire, lancent des pierres sur les mangues haut placées—les plus mûres par définition, puisqu’elles reçoivent un max de soleil—pour les faire tomber. Le système marche assez bien, je dois le dire, mais il a un inconvénient : comme je l’ai dit plus haut, la loi de Newton s’appliquant, tout ce qui monte finit toujours par redescendre et la pierre lancée suivant une parabole presque verticale va immanquablement retomber à quelque part. C’est ce «quelque part» qui m’inquiète et qui me met parfois les nerfs en boule. Car les pierres retombent tantôt sur la maison, sur les voitures garées dans la cour ou, pire encore, sur les gens (sans blague). Mais allez donc faire comprendre cela aux tireurs de roches, quand les mangues sont à la clé…

Finalement, las de ces perturbations dans notre petite vie tranquille, il ne reste qu’une solution, la radicale : envoyer l’un de nos employés dans l’arbre (le meilleur grimpeur) et tandis qu’il secoue les branches chargées à tout rompre, faire ramasser le produit de ses efforts. Comme ça, on a la paix pour quelque temps, le temps que d’autres mangues, d’une autre variété, arrivent à maturité et que ça recommence. Pas toujours drôle, la vie sous les tropiques… Cependant, on finit par en voir la fin et la saison des mangues est bientôt remplacée par celle, moins drôle, des ouragans… Qui aurait envie de se plaindre?

mardi 15 avril 2008

Accalmie



Je vous l’avais bien dit, à vous les sceptiques qui vous gavez de télévision à sensation : vous pensiez que le pays était au bord de la crise anarchique, que la révolution allait éclater et que nous allions tous périr, exécutés pour motif de traîtrise à la cause. Mais voilà : comme il n’y a pas vraiment de cause, le feu, pourtant bien chaud, brûle rapidement toute sa paille et la fumée se dissipe sous le vent de l’espoir.

L’espoir n’est pas devenu noir. Pas cette fois. Les promesses présidentielles, providentielles, pourrait-on presque dire, ont eu raison du goût de bile que la faim avait laissé dans ces estomacs errants. La grogne s’est tue, du moins pour un temps, et le peuple se reprend d’espérer que les choses iront mieux demain. Mais la lucidité de certains fait mal à entendre : «En quelques jours, raconte ce mécanicien, le pays a reculé de plusieurs années.» La sauvage destruction des propriétés, le saccage des commerces, les voitures incendiées et le pillage font honte aux gens de ce pays. Pas une seule fois n’ai-je entendu quelqu’un me dire que la violence était nécessaire. Qu’elle avait porté fruit. Bien que sympathisant à la cause d’un peuple qui a faim, j’ai été surpris de ne pas trouver d’écho à ma sympathie, de recevoir des hochements de tête pleins d’amertume et de fatalisme. «Rien ne changera jamais ici», me disait encore quelqu’un. J’avoue que ça ressemble étrangement à du désespoir…

Mais enfin, l’accalmie donne à tout le monde une chance de reprendre son souffle. On sort maintenant, et la vie citadine ressemble à peu près à ce qu’elle était il y a quinze jours. Aujourd’hui, pour la première fois, les enfants sont retournés à l’école. Les banques, toujours prudentes, ont timidement ouvert leurs portes hier et j’en connais qui ont poussé des soupirs de soulagement. Les commerces marchent à nouveau et les gens respirent. Bref, la vie reprend, normale ou à peu près, car on ne sait jamais : il suffit de si peu pour que ce semblant de stabilité s’écroule comme le viaduc de la Concorde. Mais puisqu’on ne peut avoir mieux, aussi bien se contenter de ce radeau de la Méduse, puisqu’il suffit à nous maintenir à flot.

Stabilité, donc, mais éphémère; capable de durer deux jours ou deux ans avant que le chaos reprenne ses droits. Tout est cyclique ici, depuis la saison des ouragans jusqu’aux émeutes, et si la première revient avec une régularité de pendule (mais une intensité variable, heureusement), on se prend à souhaiter que les secondes se fassent plus espacées… genre comète Halley, par exemple (prochain passage prévu pour 2061, soit dit en passant)…

Tout ça pour vous dire que je tourne, avec cette page, le chapitre des effets néfastes et pernicieux d’un peuple émotif et vous reviendrai sans doute avec des propos plus légers, moins amers, plus ensoleillés, moins chauds, plus gras, moins gris, bref, plus agréables. Car qui a envie d’entendre parler de la misère des autres? Dommage que de ne pas en parler ne la fasse pas disparaître…!

jeudi 10 avril 2008

Le côté noir de l’espoir


J’ai dit précédemment qu’en Haïti, le proverbe «Lespwa fè viv» sert souvent de cri de ralliement. Les gens s’accrochent à l’espoir, souvent bien ténu, que les choses iront mieux demain, que les problèmes trouveront une solution. Il s’agit là certainement d’une qualité souhaitable, qui permet, alors même que les ressources s’amenuisent, de s’accrocher à la vie malgré tout.

Mais un autre proverbe, français celui-là, dit que «l’excès en tout est un défaut.» Peut-on faire des excès d’espoir? À la vue de la situation qui prévaut actuellement dans tout le pays, je dirais que oui. Et c’est alors que l’espoir devient noir.

Qu’est-ce que le côté noir de l’espoir? Rien à voir avec la couleur des gens, en tout cas! Le côté noir de l’espoir, c’est l’homme qui dépense l’argent de son salaire au casino avec l’espoir de gagner sans perdre; c’est la femme victime de violence conjugale qui continue d’espérer que son mari va finir par changer; c’est la fille qui s’accole au monsieur riche en croyant qu’elle va finir par l’aimer; c’est un peuple qui a faim et qui s’imagine que le gouvernement va lui donner à manger... Le côté noir de l’espoir, c’est l’espoir totalement irréaliste, l’espoir fondé sur des illusions, sur l’ignorance. Or, cette forme d’espoir me semble pire que le désespoir. Alors que le désespoir est apathique et source de dépression, l’espoir noir est source de frustrations, lesquelles conduisent aisément à la révolte. Qui ne résout jamais rien, tout le monde le sait bien…

C’est un peu ce qui se passe ici. Le discours du président Préval, tout intelligent et sensé qu’il soit, n’a pas passé et n’a qu’engendré une vive frustration : celle pour le peuple haïtien d’avoir été floué, trompé, trahi. Pourtant, un récent article de Radio-Canada fait état d’augmentations à l’échelle mondiale, où le riz, dit-on, a quadruplé en cinq ans. L’article, que j’ai fait passer à la ronde, a ouvert bien des esprits : un malheur, lorsqu’il est partagé par d’autres, devient moins grave, du coup. Mais l’espoir des pauvres reste toujours noir : il faut se venger, il faut que quelqu’un, quelque part, paie, il faut que la foule, farouche, ait l’impression d’avoir accompli «quelque chose», même si ce n’est qu’un désordre dont tout le monde souffre déjà. Et les coups de feu continuent de ponctuer la nuit, sans qu’on en connaisse trop les conséquences... Mais les vitrines cassées, les tables et les bancs du marché écrasés, le pont couvert d’huile, le désordre de la ville, tout parle d’espoir noir.

Mais comme toujours, l’espoir reluit : comme le dit si bien l’un des chauffeurs : «Tou sa ki cho a’p vinn fret» Tout ce qui monte redescend; après la pluie le beau temps, et j’en passe, vous voyez le topo. Donc, on se dit que la semaine prochaine, peut-être, si Bondye vle, les choses vont commencer à rentrer dans l’ordre. Mais pour l’instant, on continue d’espérer, en souhaitant ne pas atteindre la limite de l’espoir noir.


mardi 8 avril 2008

Ça brasse encore!...


Il n’entre pas dans mes intentions de jouer ici au journaliste et de vous décrire avec sensationnalisme ce qui se passe dans nos rues. J’en serais sans doute capable, mais pour dire franchement, vous raconter la violence, vous dénombrer les morts et les blessés me semblerait contraire à une certaine pudeur sociale. Certes, je puis vous dire que les gens occupent la rue, qu’ils y déferlent par milliers pour réclamer une baisse des prix des denrées de base, car cela est bien réel et, disons-le, tout à fait fondé. Mais je n'irai pas plus loin. Au moment où j’écris ces lignes, c’est le grand brouhaha au dehors. J’entends même les gens scander des slogans et taper dans leurs mains, ce qui est quand même moins préoccupant que les coups de feu, on est d’accord là-dessus.

Les rues sont désertes et rien ne bouge (sauf la foule de manifestants, bien entendu). La ville est «chaude», comme les Haïtiens disent en créole (vil la cho). Tout le monde essaie de s’en tirer sans égratignures, et même si la plupart y arrivent, le stress demeure. Une balle perdue fait le même effet qu’une balle bien visée, ne l’oublions pas.

Cependant, on se prend d’espérer. Le président Préval est censé parler à la population tout à l’heure et annoncer une baisse du prix du riz. Si cela se produit, tous ces gens mécontents vont manifester leur joie, cette fois, et tout pourra rapidement rentrer dans le semblant d’ordre qui caractérise le pays. Et la vie continuera à peu près normalement jusqu’au prochain ras-le-bol collectif…

Au moins, nous ne souffrons pas encore des éventuelles ruptures de stocks qui accompagnent presque toujours ces périodes improductives. Nous avons suffisamment à manger, de l’eau pompée de notre puits, du gasoil pour la génératrice (ma plus grande préoccupation, étant donné que l’électricité nationale, l’EDH, ne donne pas de courant pendant la journée) et assez de médicaments pour pouvoir continuer de soigner les malades. Faut dire que ceux, celles qui viennent sont plutôt assez malades, car autrement, on reste sagement à la maison et on attend que les choses se tassent. Aujourd’hui, nous avons reçu une vingtaine de patients, soit dix fois moins qu’une journée moyenne normale. Mais l’hôpital fonctionne quand même en dépit de la tension extérieure. Incidemment, c’est peut-être ce qui met l’hôpital dans une situation privilégiée : nous sommes là pour soigner, sans parti pris ni favoritisme.

Donc, comme tout le monde, on attend. Certes, il faut de la patience et une bonne dose de résignation, mais comme je l’ai déjà dit, quand on n’a pas le choix, on n’a pas le choix, n’est-ce pas?

Allez, une petite image paradisiaque, pour vous faire oublier…

samedi 5 avril 2008

Ça brasse!...




Encore hier, ma tendre et douce moitié me demandait ce qui m’avait incité à parler de sécurité la veille alors que tout était parfaitement serein sous un ciel d’un bleu limpide. Rien ne laissait présumer des événements qui ont frappé Les Cayes ce jeudi dernier, 3 avril, ni de la violence qui, aujourd’hui encore, paralyse la ville. Ce qui m’avait incité? Rien. Je ne faisais que décrire une situation que je sais véridique, à savoir que la sécurité dans ce pays est toujours relative, «sujette à changement sans préavis», comme le disent les commerçants qui veulent monter leur prix sans avoir à les justifier. Eh bien ici, c’est un peu comme ça : la violence flambe sans qu’on sache trop pourquoi.

Ainsi, la cause avouée des manifestants (plusieurs milliers, s’il faut en croire les médias), c’est le coût de la vie. Cause juste, s’il en est une, et capable de rallier les plus désintéressés, car tout le monde sait que depuis quelques mois, on assiste à une véritable flambée des prix, surtout des produits de base. Le sac de riz (ici, on achète par sac ou par marmite), qui se vendait encore, le mois dernier 350 G (9 $ US environ), est maintenant rendu à 1150 G, soit 30 $ US! Inflation, dites-vous? Escroquerie, plutôt! C’est en tout cas ce que pensent les gens, car le riz, denrée essentielle s’il en est une, sert également d’étalon de mesure. Si le riz monte, c’est que tout monte. Le même argent n’achète plus rien. Or, la patience haïtienne, dont j’ai vanté les mérites, a aussi ses limites, et cet excès conduit le peuple à manifester sa colère et son ras-le-bol. Y a-t-il quelqu’un dans la salle qui ne comprend pas? Dans un pays où les ressources sont si rares qu’elles sont presque en voie d’extinction, on peut aisément admettre que la grogne haïtienne, issue de la frustration de voir le pouvoir d’achat rétrécir comme une peau de chagrin, ait sa raison d’être.

Mais l’organisation méthodique des manifestations, la présence des armes et la colère contre la MINUSTAH (Mission des Nations Unies pour la Stabilisation d’Haïti), laisse penser qu’il y a peut-être anguille sous roche. Pourquoi cibler une organisation internationale et la rendre responsable de la flambée des prix? Cela m’a paru curieux et lorsque j’ai soulevé le point, j’ai vu une autre image : celle de la drogue.

Lors d’un point de presse hier vendredi, le premier ministre haïtien, Jacques Édouard Alexis a «mis l’accent sur la possibilité que certains manifestants aient été manipulés par des gens impliqués dans le trafic de la drogue et la contrebande. “Il y a des gens qui essaient de détourner l’attention de la population sur la lutte engagée contre la corruption, la drogue, la contrebande et le respect de la Constitution, a déclaré le chef du gouvernement haïtien ”». Vous ne trouvez pas que cette version sonne plus vrai, vous? Moi si. Surtout lorsque l’on sait que la MINUSTAH a joué un rôle important dans cette lutte contre la drogue et la contrebande. Dès lors, la vengeance contre la force onusienne s’explique, n’est-ce pas?

Quoi qu’il en soit, nous, on se tient tranquille. J’ai mis le nez dehors de l’enceinte de l’hôpital hier bien peureusement et non sans raison, je vous le dis. Les barricades enflammées, l’absence de vie dans les rues, la peur qui se lit sur les visages des rares passants… le drame qui se joue ici n’est pas du cinéma, hélas! Mais comme le dit le proverbe, lespwa fè viv. Tout le monde a espoir que les choses vont bientôt rentrer dans l’ordre…

mercredi 2 avril 2008

Sécurité


Il faut que je revienne sur la question de la sécurité, ou plus exactement, de notre sécurité. Le point est immanquablement abordé par quiconque s’intéresse à notre vie ici, que ce soit dans l’idée (rare) de nous rendre visite ou simplement de tenter de comprendre notre intérêt à demeurer dans un pays que le gouvernement du Canada — et des États-Unis, de pire façon — dépeint comme hautement non recommandable, un pays à éviter à moins d’obligation majeure. Le fait est que la sécurité est fragile dans ce pays, où le nombre de policiers est ridiculement faible par rapport au haut taux de criminalité. Mais cette criminalité excessive est centralisée à Port-au-Prince ou alors dans certaines zones en rapport avec le trafic de cocaïne, maintenant bien florissant dans le pays. La capitale est, ne le nions pas, la proie de bandits qui ont fait du kidnapping une entreprise des plus rentables. Auparavant, ces kidnappings avaient un rapport avec la politique (c’est en tout cas ce qu’on entendait). Or, dans un dernier communiqué que je viens tout juste de recevoir de l’ambassade canadienne, il semble qu’on ait maintenant affaire à des groupes dont la seule motivation est le profit. On parle de gens qui ne seraient même pas Haïtiens, bien vêtus — complets, cravates — très violents et très professionnels, c’est-à-dire capables de couvrir leurs traces et d’agir en toute impunité. Ces gens sans scrupule s’attaqueraient, dit-on, à n’importe qui dont la situation financière ne semble pas trop mal. Rien là de bien rassurant, je n’en disconviens nullement. Mais encore une fois, ces groupes opèrent exclusivement à Port-au-Prince, du moins selon les dires de l’ambassade. C’est probablement ce qui fait qu’on se sent moins concerné par la chose.
Évidemment, l’encadrement policier n’est pas mieux aux Cayes qu’il peut l’être dans la capitale ou ailleurs, si bien que le jour où les bandits décideront de se mettre à l’œuvre, personne n’y pourra grand-chose. Fatalisme? Bien sûr. Bondye konnen, comme on dit. L’épée de Damoclès est bien là, au-dessus de nos têtes, mais comme ça fait un bout qu’elle tient en place, eh bien on apprend à vivre avec sans trop s’en faire. Un peu comme les ouragans… (J’y reviendrai.)
Donc je ne veux pas dire qu’il n’y a pas de danger à vivre en ce pays, mais bon, il y en a ailleurs aussi, non? Et comme disent nos voisins, les Américains, «Better the Devil you know». Ainsi, quand on sait que les agressions se produisent toujours à la nuit tombée, eh bien on évite de sortir le soir. S’armer? Pour se tirer dans les pieds? Non merci. Si nous habitions la capitale, je ne dis pas, encore que, comme le dit si bien l’Évangile : «Celui qui se sert de l’épée périra par l’épée», ou quelque chose d’approchant. Le fait est que la violence appelle la violence et la meilleure stratégie reste encore d’éviter de s’y trouver mêlé. Et c’est exactement ce que nous faisons et ce que font les gens sensés.
La violence? Elle est là, on le sait, mais comme on ne peut pas la changer, eh bien on apprend à vivre avec, tout simplement. Sommes-nous en sécurité? Oui, jusqu’à un certain point. Assez pour que les nuits se passent à dormir, et non à penser à notre sécurité…

mardi 1 avril 2008

Institut Brenda Strafford



Il est temps aujourd’hui, ce me semble, de vous présenter (sommairement) notre milieu de travail. Ayant mentionné que le travail occupait une partie substantielle de notre vie, il me paraît approprié d’en évoquer les lieux.

L’Institut Brenda Strafford est un petit hôpital spécialisé en ophtalmologie et en oto-rhino-laryngologie. Le fait d’être spécialisé élargit considérablement son aire de services — à tout le pays, en fait, puisque nous recevons parfois des patients qui viennent d’aussi loin que Cap Haïtien, à l’autre extrémité du pays. Il faut dire aussi que la réputation de l’établissement y fait pour beaucoup. Réputation de qualité de soins de santé, oui, mais réputation de coûts abordables également. Car comme je l’ai déjà mentionné, les frais de soins de santé en Haïti ne sont pas couverts par un quelconque plan d’assurance ou de filet social. Les gens sont laissés à eux-mêmes, à leurs faibles ressources, à leur ignorance, à leur inquiétude.

Ceci explique la variation d’intensité des cas que nous pouvons rencontrer. Tantôt, les gens viennent pour un simple mal de gorge ou pour une poussière dans l’œil. Tantôt, ce sont des tumeurs énormes qui bloquent le larynx ou déforment le visage d’une façon que les plus mauvais films d’horreur ne peuvent pas même imiter. Non, je ne vous joins pas de photos. Le macabre est triste ici, triste parce que bien réel. On soigne, on opère, on corrige, on fait ce que la science moderne permet de faire. Parfois, on ne fait rien, parce qu’il n’y a rien à faire. Être médecin ici, c’est avoir une vocation bien particulière.

Mais pour ceux ou celles qui viennent pour pas grand-chose, la visite à l’hôpital est l’occasion d’une belle sortie, où l’on voit du monde et où le temps passe allégrement. Et les gens arrivent en tenue de ville, parés de leurs plus beaux bijoux, parfumés, nickelés et sérieux, sans oublier le fameux portable, bien entendu, que souvent, les gens font sonner juste pour le plaisir de l’entendre sonner… Or, les sonneries de téléphones cellulaires n’ont rien de particulièrement harmonieux, en tout cas, pas à mon oreille…

Les consultations vont toujours bon train. Les médecins sont diligents et vers 14h, les corridors sont à nouveau vides. Les quelque 200 personnes qui s’y tenaient, coincées comme des sardines, dans des conditions de chaleur souvent pénibles même pour des Haïtiens habitués à la chaleur, s’en sont toutes allées. Mais elles reviendront. Pour une autre poussière dans l’œil ou avec le petit garçon qui vient d’avaler le fil et l’aiguille avec lequel sa maman cousait…

Et toujours, toujours, cette patience et cette résignation qui forcent l’admiration…